La bruyère hivernale [Pv Ahvock, Nephtys Drya, Miku Kathûnn] [Terminé]

Il soupira tout en regardant le plafond, composé lui aussi de bois comme le reste du chalet. Employé aux sources chaudes depuis peu, l'élémentaire ne trouvait pas grand chose à faire de ses heures, qui semblaient interminablement longues et vides de contenu. Les tâches étaient principalement celles d'entretien et pendant la saison hivernale, les clients étaient étonnamment rares et discrets, ce qui faisait que les occupations étaient peu nombreuses pour ce nouveau salarié. Loin de lui était cependant l'idée de se plaindre: finalement il pouvait travailler un peu plus et au moins l'argent pouvait rentrer plus facilement dans sa poche.


Il continuait de tapoter sur la surface lisse de l'accueil, il s'y trouvait depuis une heure environ et n'avait aucune activité pour se distraire. Tout en songeant au fait qu'il apporterait un livre la prochaine fois, il faisait légèrement pivoter la chaise de bureau bleue sur laquelle il se trouvait. L'ennui qui le guettait au début était désormais bel et bien implanté et il priait avec impatience pour que quelque chose se passe. Une tâche quelconque à réaliser, l'arrivée d'un client, quoi que ce soit.

Il regarda vers la porte d'entrée, en se faisant la remarque que ses heures de travail n'étaient probablement pas les plus appropriées: les clients qui venaient le soir étaient encore moins nombreux que ceux qui se rendaient aux sources en journée. Il enchaînait pour l'instant deux petits boulots qui avaient le bénéfice de rentabiliser son temps et lui donner l'opportunité de repartir à zéro. Le premier était le matin et le second - celui d'homme à tout faire aux sources chaudes - était le soir. Ainsi de 17h30 à une heure indéterminée, tous les soirs depuis quelques temps, l'élémentaire faisait ce qu'il pouvait pour se rendre utile.

Pour passer le temps il décida de ranger les diverses feuilles éparpillées sur le bureau. Pendant qu'il s'activait à la tâche il repensait aux ordres de la journée: aujourd'hui pas de clients pour les deux bassins, c'était le jour du grand nettoyage et il y avait beaucoup à faire: purifier l'eau, remplacer les brosses, arranger le matériel à disposition, ranger les vestiaires des hommes et des femmes, couper la végétation naturelle qui entourait le chalet pour le rendre plus agréable à l'œil. Il avait en fait pour sa part reçu la directive de rediriger les clients peu probables - en effet ceux qui venaient le samedi en fin d'après-midi n'étaient jamais légion - vers le local mixte qui se trouvait à l'écart des deux bassins principaux (qui étaient eux non-mixtes).

Après un peu de temps les feuilles étaient rangées, les poubelles sorties, l'entrée balayée et lavée, les vitres brillantes et le comptoir derrière lequel il se trouvait était ciré. Il soupira une nouvelle fois en faisant tourner sa chaise sur elle-même, maintenant que même les choses les plus basiques étaient terminées, il ne lui restait plus qu'à attendre l'autorisation de quitter son poste ou l'arrivée de quelqu'un.

Pendant un long moment il laissa vagabonder ses pensées vers des contrées lointaines, des lieux généralement découverts lors de ses lectures. C'était une façon comme une autre de passer le temps, une habitude qu'il avait prise au cours des précédents mois; il fallait bien que les secondes s'enchaînent plus vite et l'imagination était un outil comme un autre pour réaliser ce miracle. Perdu dans la création de ses chimères il ne remarqua pas la porte d'entrée qui s'ouvrait lentement, ce ne fut que le bruit des pas ricochant contre les murs de l'entrée qui attira son attention. Le regard encore à moitié noyé dans des mirages il regarda sans trop le détailler le nouvel arrivant, en se faisant au passage la remarque qu'il avait l'impression de le connaître, impression qui s'accentua au fur et à mesure qu'il approchait. Après avoir communiqué les informations concernant l'obligation du bain mixte pour ce soir, il le laissa partir tout en continuant à le regarder distraitement.


La porte des vestiaires claqua et le silence s'installa à nouveau dans l'entrée. Il posa le coude sur l'accueil tout en soupirant, levant par la même occasion les yeux au plafond. S'il en avait entendu parler, il aurait pu se rendre compte à quel point la relativité était importante concernant le temps qui s'écoulait: souvent trop rapide quand les moments étaient bons, systématiquement trop long quand l'ennui s'invitait. Il fit tourner sa chaise en pariant avec lui-même sur les chances qu'un autre client surgisse du néant. Même s'il n'était à ce poste que depuis deux jours, c'était la première fois qu'il voyait quelqu'un venir aussi tard; la direction elle-même avait précisé que le soir les visites étaient réduites à un point presque inimaginable; les chances étaient donc presque nulles. Au moment-même où il se faisait la remarque que les choses changeraient peut-être, la porte s'ouvrit à nouveau. Ses mains, qui avaient changé de position, quittèrent sa nuque pour venir se poser sur le comptoir et ses yeux verts fixèrent la jeune femme qui visiblement explorait l'endroit du regard. Quand elle s'approcha et posa ses questions, il répondit la même chose que précédemment.


La même opération se répéta ensuite: les clés furent prises, la jeune femme s'en alla, il s'ennuya pendant un laps de temps suffisant pour que le sommeil en arrive à vouloir remplacer la pensée. Après ce qui sembla être une éternité - qui ne dura en fait que quelques minutes - de nouveaux clients arrivèrent, tirant l'élémentaire de sa torpeur. L'œil incertain il les détailla, ils étaient bruyants, très bruyants, beaucoup trop pour cet amant du silence en fait. Malgré tout ils étaient des clients et il était assez curieux pour observer l'étrange groupe sans piper mot.


Encore ignorant de beaucoup de choses, il n'avait jamais entendu cette expression et se retrouva donc la bouche légèrement ouverte d'incompréhension devant la phrase de celle qui venait d'apparaître aux côtés du grand homme. Alors qu'il cherchait à trouver une réponse, elle l'interpella une nouvelle fois.


Alors qu'il était sur le point d'ajouter quelque chose, il remarqua que celle qui venait de lui parler lui souriait. Détournant un peu le regard, intimidé par le fait que cette fois c'était lui qui était observé - chose rare - il termina sa phrase.


Il reporta son regard sur l'homme, puis sur la jeune femme en souriant d'un air sincèrement navré. Dans un coin de sa tête, il pensait au fait qu'il aurait préféré être lui-même dans les bains plutôt qu'à l'accueil en train de gâcher la fin de soirée d'un groupe de joyeux lurons.

Toujours assez dérangé par le regard insistant de la jeune femme, l'élémentaire se gardait de le croiser plus que nécessaire et laissait ses pensées vagabonder vers d'autres horizons. Quand on prenait en compte son passé, il était aisé de comprendre son malaise grandissant face au sourire de l'inconnue : il avait toujours observé et jamais agi ; ses quelques sorties se résumaient généralement à des promenades nocturnes (moments qu'il chérissait car les rues n'étaient plus bondées et il pouvait ainsi rester en paix) ; puis finalement, pour couronner le tout, il avait été ces derniers mois plus un fantôme qu'un être vivant avec lequel on pouvait interagir.

Un autre point existait dont le naïf élémentaire n'avait pas conscience : les rapports hommes/femmes. En effet il était encore vieux de moins d'une année sur cette terre et ne pouvait donc même pas envisager toutes les activités et tous les sentiments que pouvaient avoir en commun les membres appartenant aux deux sexes. Pour lui l'amour, sentiment commun à presque tous, était inconscient et il était dirigé vers une femme qu'on pouvait sans trop exagérer définir comme la raison de son existence. Elisabeth, la Darkness qui avait ravagé les bois de la forêt vierge, était en effet la seule personne qu'on pouvait vraiment qualifier de proche pour lui. Éprouver des sentiments forts envers la personne qui avait détruit son élément et avait tenté de le tuer, c'était une ironie à laquelle il ne pensait même pas, grâce à ces nombreuses circonstances atténuantes qu'il lui trouvait.

Quelques sifflements faussement mécontents – détail par lequel l'élémentaire fut rassuré – finirent par fuser puis, après quelques secondes, les clients se dirigèrent finalement vers la sortie..tous sauf une personne bien précise.


Il cligna des yeux, étonné par le fait que la jeune femme avait décidé de rester ici et qu'elle comptait...lui faire payer cette soirée ? Avant même qu'il ne s'en rende compte, elle sautait par dessus le comptoir pour ensuite le pousser contre le mur. Il ouvrit grand les yeux, ne sachant pas trop comment réagir – que ce soit en tant qu'homme ou en tant qu'employé – et hésitant à la repousser. Il tourna les yeux dans une autre direction, gêné, tout en écoutant ce qu'elle avait à lui dire. Cette proximité avec une autre personne le dérangeait quelque peu et le souffle de la jeune femme, proche de son oreille, faisait naître en lui une sensation étrange.


Tout ce qu'il y trouva se composait de moments fugaces vécus par Calions. Il y était en compagnie de quelques femmes, souvent dans des endroits différents et était toujours en train de discuter et de se rapprocher habilement d'elles pour...puis rien. Les images se floutaient dans son esprit et il ne parvint donc pas sur le moment à entrevoir ce qui avait été un flirt de l'humain (et par extension ce qu'était tout simplement un flirt d'ailleurs). Soudain alors qu'il ne s'y attendait pas, il sentit une chose chaude et inconnue contre son cou. Il porta le regard devant lui tout en frissonnant pour comprendre ce qu'il se passait.


Puis la jeune femme s'éclipsa en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire pour se diriger vers les bains mixtes, laissant là l'innocent élémentaire dont le cœur battait la chamade au rythme des tambours les plus percutés du monde, qui tentait de comprendre ce qu'elle venait de faire. Il regardait la porte dans laquelle elle était passée tout en se massant le cou bêtement.


Il tourna la tête vers la direction du bruit. Là, devant lui, se tenait celui qui l'avait engagé : le patron des sources chaudes. Le vieil homme regardait l'élémentaire tout en souriant d'un air vicelard. Appuyé sur sa canne il s'approcha de l'accueil en dévisageant son nouvel employé, qu'il jugeait comme un bon garçon un peu trop enfantin la plupart du temps.


L'élémentaire le fixa d'un air interrogateur, ne comprenant pas trop ce qu'il voulait dire. Quoi qu'il en soit il ne voulait pas quitter son poste, le vieil homme était fatigué et si d'autres tâches se présentaient il voulait les faire à sa place. Son patron était sur le point de partir à la recherche de quelqu'un pour le remplacer, son âge commençait à lui peser lourd et il avait eu beaucoup de mal à trouver des gens voulant travailler pour lui. Vegeo étant le seul à disposition, il s'était vite confié à lui tout en lui parlant de sa vie ici, aux sources chaudes, qu'il possédait depuis de nombreuses années.


Le vieil homme soupira en se grattant la tête d'un air faussement accablé. Son seul employé était encore plus niais qu'un enfant parfois, ce qui ne manquait pas de l'amuser. L'heure était tardive et il ne restait plus grand chose d'éreintant à faire, il pouvait bien se charger de l'accueil. Il décida donc de donner un petit coup de pouce à Vegeo. Peut-être que l'action allait se révéler bénéfique et qu'il finirait par se réveiller un peu !


Quelques instants plus tard, alors que tous les occupants venaient probablement de faire connaissance, l'élémentaire poussa timidement la porte des bains mixtes, torse nu et équipé d'un short de bain vert orné de plusieurs motifs.

Nephtys se sentait relaxée au point qu’elle se demandait si elle n’allait pas faire une sieste pour de bon, bercée par l’eau qui clapotait. Mais c’était sans compter les éclats de voix qu’on entendit provenir de l’accueil, suivi de l’arrivée magistrale d’une jeune femme qui lança un cri de guerre avant de plonger dans l’eau éclaboussant tout sur son passage. Nephtys rit, étonnée par son comportement, et replaça ses cheveux trempés qui lui cachait la vue. L’arrivante émergea enfin de l’eau, leur lançant un bonsoir débordant d’énergie. Alors qu’elle s’approchait, elle n’eut pas de mal à comprendre qu’elle était entièrement nue dans le bain.

« Bonsoir ! » lui répondit-elle avec un sourire, « Tu amènes un peu d’énergie à notre soirée on dirait ! »

La lightness avait l’habitude de vouvoyer ceux qu’elle ne connaissait pas mais face à cette femme au physique d’adolescente délurée, elle n’avait pu retenir le tutoiement. Nephtys l’observa alors qu’elle s’installait. Sa nudité la surprenait sans la choquer, la vapeur cachait de toute façon les détails de son corps. Elle semblait aussi à l’aise qu’un poisson dans l’eau, bouillonnant d’une vitalité qu’on ne croisait que rarement.

« Je suis Nehptys ! Et toi, tu es… ? Nue apparemment. » Dit-elle en s’adressant à la demoiselle en plaisantant.

Il ne fallut que peu de temps pour qu’un quatrième arrivant s’approche de l’eau et les rejoigne dans le bassin. Elle reconnu avec surprise l’employé à l’accueil qu’elle avait plainte quelques instants plus tôt. Finalement, c’était un travail plutôt sympathique s’il pouvait utiliser ses pauses pour faire trempette ! Après une journée de boulot, détente sur place… L’homme leur adressa un salut un peu timide et la lightness le lui rendit d’un signe de main.

« Vous abandonnez le comptoir pour vous joindre à nous ? Ou vous venez veillez à ce qu’on soit sage ? » Lui lança-t-elle d’un ton léger.

A moins que la nouvelle arrivante ne l’ait pas laissé indifférent, au point qu’il prit sa pause pour profiter de sa compagnie ? Nephtys remonta sa chevelure flottante autour d’elle en chignon plus pratique avant de reporter son attention sur leur étrange équipe. Deux hommes plutôt timides, une jeune femme audacieuse, et elle, ni complètement réservée, ni vraiment intrépide. L’arrivée des deux autres avait changé l’atmosphère paisible du bassin et la lightness se sentait maintenant tout à fait éveillée.

« Il nous aurait fallut un ballon et nous aurions pu jouer au volley… »

Elle avait parlé à voix basse, autant pour elle que pour les autres, tandis qu’elle se rappelait ses vacances entre amis où les sortie piscine commençaient toujours par un jeu de ballon et finissaient inévitablement par une bataille amicale où l’on coulait les autres. Cela lui semblait loin maintenant. L’énergie de la jeune femme devait être contagieuse car Nephtys avait envie de faire un jeu, une activité. elle n'osa cependant rien proposer, sachant que c'était pas vraiment un lieu adapté. Et que son idée semblerait un peu enfantine.

Non sans une point d'appréhension, le regard de l'élémentaire parcouru l'endroit dans lequel il venait d'entrer. En effet, s'il travaillait aux sources chaudes depuis peu, il n'avait concentré son intérêt que sur les tâches qui lui étaient assignées, négligeant au passage d'observer réellement le lieu dans lequel il évoluait professionnellement. Toujours méticuleux et organisé, faisant passer le devoir avant le repos, il n'avait jamais testé les bains comme les clients le faisaient ; et c'était donc une première fois pour lui, que de se retrouver à moitié nu en présence d'autres personnes – c'était bien sûr une première fois consciente, car l'inauguration de son apparition dans le monde avait été vécue en costume d'Adam.


Son arrivée avait été saluée de manière courtoise et la première question, qui avait toutes les raisons d'être posée selon lui, arrivait donc. Il s'agita mentalement pour trouver une réponse adaptée aux circonstances ; sachant qu'il ne pouvait pas vraiment faire part des remarques du vieil homme qui lui servait d'employeur.


L'intrigante jeune femme qu'il avait rencontré plus tôt s'adressa alors à lui. Il se massa une nouvelle fois le cou en pensant à la langue de cette dernière glissant sur celui-ci. Sans trop comprendre pourquoi, il rougit de nouveau et détourna légèrement le regard. Il était fort probablement temps pour lui, pensait-il, d'en apprendre un peu plus sur les humains et sur leurs différentes caractéristiques. Il était curieux et ne pas comprendre la raison de sa gêne – sachant qu'il était avant ouvert d'esprit et compliqué à crisper – provoquait en lui un sentiment de frustration qu'il ne parvenait pas à réprimer. Tout du moins toute cette frustration restait-elle mentale ; car c'est avec le sourire qu'il était sur le point de répondre. Mais sa réponse resta un simple souffle ; car la jeune femme sortit de l'eau pour l’agripper. Bien que la buée ne permettait pas une vision complète – ce qui avait le don, se souvenait Vegeo, d’attrister le vieil homme qui surgissait parfois à l'improviste – elle ne cachait pas pour autant les formes de l'inconnue. Tout en oubliant le côté sexuel et excitant que pouvait avoir la vision de la jeune femme nue pour certains – l'élémentaire n'était pas encore « corrompu » par le désir charnel car il n'était même pas au courant de son existence – Vegeo ne pouvait s'empêcher de lui trouver une certaine grâce et de trouver son observation agréable. Il ne l'observa cependant qu'un très court instant ; pour respecter les règles de bienséance apprises au cours des derniers mois.

Il se fit donc entraîner vers le bassin ; entra dans ce dernier avec la jeune femme ; s'attarda un instant dans un léger silence, pour ressentir les bienfaits du bain chaud ; puis se positionna à côté de celle qui avait accompagné son entrée dans le bain d'un rire amusé. Après quelques paroles échangées et une proposition de la deuxième cliente, le vieil homme arriva avec le ballon qui semblait tant attendu – ce qui prouvait au passage la véracité des souvenirs de l'élémentaire : non seulement il aimait à s'inviter dans les bains mais il était aussi du genre à écouter aux portes – puis, avant de sortir, il fit passer son regard de la jeune femme à Vegeo, avec au fond des yeux un air entendu.


L'élémentaire se releva lentement dans l'eau, pour ensuite dire d'un ton naturel :


Il regarda les deux jeunes femmes et le jeune homme ; ce dernier, au grand étonnement de Vegeo, semblait encore plus taciturne que lui dans ses plus noirs moments. Il ajouta enfin :


Puis il se tint près à recevoir le ballon au cas où : il avait la nette sensation que la tigresse mentionnée par son patron était du genre à partir au quart de tour.

Grâce à la température, la détente était de mise et chacun des muscles de l'élémentaire était malaxé par l'eau chaude. Au sein même de l'endroit se diffusait une atmosphère animée - principalement grâce à la moitié féminine du quatuor - mais, au dehors, tout semblait silencieux. C'était comme si les bains mixtes étaient plongés dans un endroit infiniment éloigné, à l'abri de l'écoulement du temps. Mais le temps n'était pas au repos et en quelques instants seulement, tout le monde était déjà en position pour jouer. Vegeo, toujours curieux, fixa le jeune homme qui était arrivé en premier. Impossible de s'ôter de l'esprit cette sensation étrange, cette impression de l'avoir déjà croisé, de le connaître. Sans trop se souvenir d'où provenait l'intuition, il savait l'avoir ressentie par le passé. Il n'eut pas le temps de lui demander son identité, pour entamer la conversation - personne n'avait répondu à sa présentation - que celui-ci se prenait déjà une balle en pleine tête. L'élémentaire de Nature se redressa, perplexe.


La jeune femme en tenue d'Ève lui lança le ballon avant d'aller convaincre le jeune homme de revenir. Quand elle revint, les règles furent finalement expliquées. Inutile de préciser qu'elles rassurèrent l'élémentaire, qui commençait à se demander s'il devait viser la tête de tous les participants. Le jeu commença. Inquiet de ses performances en début de partie, parce qu'il n'était pas habitué à se déplacer dans l'eau, il se rassura assez vite en remarquant qu'en fin de compte, tout était dans les bras. Ce qui ne l'empêcha pas de surveiller discrètement le jeune homme qui, rapide comme un poisson, bougeait avec une aisance qui semblait compliquée à égaler. Alors que le ballon continuait de virevolter, tantôt à droite, tantôt à gauche, il se demandait encore d'où lui venait ce ressenti familier. Il abandonna finalement l'idée de continuer à chercher et, suivant les conseils de son patron, s'employa à profiter du bon moment qu'il était en train de passer.

Ses mouvements dans l'eau se firent plus intuitifs et son lancé plus souple. La partie se déroula donc sans nouveautés bien précises, routinière avec pourtant un soupçon de bonheur. Depuis quand ne passait-il pas un bon moment de ce genre? Il y songea rapidement avant de passer à autre chose: pas besoin de chercher longtemps, c'était la première fois depuis un bout de temps qu'il s'amusait à ce point. Heureux au point de s'en sentir redevable à ses nouveaux camarades de jeu, Vegeo oubliait ses soucis. Néanmoins, quelques minutes après ses pensées positives, quelque chose se passa: la jeune homme sauta hors de l'eau, sans la moitié inférieure de son corps. Un éclair passa dans les yeux de l'élémentaire.


Bien sûr il s'étonna: voir des choses de ce genre n'arrivait pas souvent. Mais il avait déjà croisé tellement de personnages étranges, dans cette ville étonnante à plus d'un titre, que sa surprise ne dura que quelques instants. Quand il se rendit compte de l'effet procuré au groupe, Ahvock s'expliqua tout en se présentant. La sensation étrange venait donc de là: tout comme lui, le jeune homme était un élémentaire. Vegeo haussa un sourcil en se demandant quelle était son histoire, en se posant des questions sur la façon dont il était venu au monde. Lui aussi avait-il une moitié humaine dans son âme ou était-il issu directement d'un élément? N'avait-il pas lui aussi remarqué que quelque chose clochait chez Vegeo? qu'une sorte de lien existait entre eux? Il repensa aussi à Sedna. C'était la seconde fois qu'il rencontrait un élémentaire d'eau et qu'il se retrouvait en face de la même question: lui, Vegeo Natus, qui était-il vraiment? Avec une âme à moitié humaine et à moitié élémentaire, pouvait-il prétendre faire partie d'une race bien précise?

Il lança un regard à Nephtys, puis à Roxanne - il venait de se souvenir de son prénom, qu'il avait entendu dans la bouche d'un des motards - pour observer leurs réactions. Rien. Elles ne semblaient ni apeurées, ni sur le point de lui sauter dessus, à cet élémentaire taciturne. Quelques gestes amicaux, quelques plaisanteries, rien de plus, rien de moins. Un frisson parcouru son échine alors qu'il repensait à la dernière fois où il avait utilisé ses pouvoirs, puis une douleur le lança. Il passa une main sur ses épaules pour les masser. Depuis sa visite chez la libraire, quelques temps plus tôt, une douleur était apparue, dont il ne connaissait pas la cause.


Soudain, Roxanne lui demanda si lui aussi avait des pouvoirs. Il la regarda un instant, le regard perdu dans le vide, fixé sur un point précis. Il ne savait pas s'il devait se contenter de rester discret, comme à son habitude depuis l'incident, ou s'il devait se lancer et faire confiance aux clients des sources chaudes. Si l'instinct lui disait de tout dévoiler, s'il lui criait qu'il n'y avait aucun danger, l'élémentaire restait méfiant: après tout il ne connaissait le groupe que depuis quelques dizaines de minutes. Saphira Denver elle aussi, au début, semblait sympathique à plus d'un titre, puis elle avait massacré toutes ces personnes. Il décida d'opter pour l'idée de garder son secret.


Le fait de mentir ne lui plaisait pas beaucoup, mais son manque de prudence lui ayant déjà causé de nombreux et graves problèmes, il préférait fournir de fausses informations. Elle lui lança la balle et commença à discuter avec l'élémentaire d'eau. Vegeo, avec désormais la balle en main, se savait plus quoi faire. Il décida donc de simplement la lancer en direction de Nephtys tout en entamant la conversation.


Il se concentra sur la conversation en oubliant son intérêt pour son lien de parenté avec Ahvock. Ce n'était ni le moment ni l'endroit pour parler des élémentaires et de leurs mystères. Autant donc se concentrer sur la compagnie des membres du groupe, que Vegeo était curieux de connaître un peu plus.

Pendant les quelques secondes qui suivirent sa question, Vegeo se concentra sur la vapeur ambiante. C'était une sensation agréable que celle de sentir toutes ces choses autour de lui. Envisager de quitter un jour l'endroit semblait une idée improbable. Tout était apaisant : l'eau chaude qui remuait sous l'impulsion de chaque mouvement, la sensation d'humidité qui glissait sur la peau, l'air beaucoup plus sain que celui de la ville. Il songea que rien au monde ne pouvait égaler cet instant de farniente. L'éternité semblait envisageable si elle devait être passée dans un lieu de ce genre. Il pensa au fait qu'il devrait plus tard remercier son employeur pour lui avoir ordonné de se reposer un peu. Le bilan en tout cas était déjà certain : c'était une expérience à retenter.


Il cligna des yeux tout en revenant à la réalité. Il passa sa main sur plusieurs mèches de cheveux blonds qui venaient troubler sa vue. Ses iris rencontrèrent ceux de l'élémentaire d'eau, qui venait de reprendre position pour jouer. Il avait l'air plus détendu et plus vif. C'était donc ça de pouvoir se confier à quelqu'un sans crainte ? Il sourit en faisant un signe affirmatif de la tête. Il se retourna pour reprendre sa place et au passage baissa son regard vers l'eau. Un reflet qui n'était pas exactement le sien s'y trouvait et le renvoyait à une question qu'il se posait souvent : "Qui suis-je ?"
Théoriquement un peu humain et un peu élémentaire, il était pourtant, d'un point de vue pratique, plus proche des uns que des autres. L'utilisation de ses pouvoirs était un souvenir lointain et il se comportait peu souvent comme un être en lien avec la Nature. Il s'était contenté de vivre normalement, comme tout le monde, pour mieux s'intégrer. Pour autant, il n'avait jamais cessé de vivre en accord avec sa Nature d'élémentaire des plantes - concrètement, ce n'était pas parce qu'il était humain parmi les humains qu'il adoptait leurs comportements. Il aimait toujours autant sa Mère et désavouait complètement tout acte gratuit de pollution. Il cessa de penser et se concentra plus sur le jeu, qui venait définitivement de reprendre.

Il était temps de jouer sérieusement. La force du lancé suivant était cependant mal dosée et dans l'autre camp, c'était la force du saut qui n'était pas la bonne. Le résultat était donc prévisible : la balle devint un projectile qui s'élança avec vitesse vers les deux jeunes femmes. L'élémentaire se redressa alors que ses partenaires de jeu tombaient dans l'eau sans douceur. Son regard passa de son coéquipier à l'équipe adverse.


Pas besoin de s'inquiéter cependant car elles étaient tombées dans l'eau, loin des bords du bassin. Nephtys se releva immédiatement, proclamant qu'elle ne se sentait pas bien et qu'elle allait se poser ailleurs. Il la salua avec regret et observa Roxanne, qui avait une étrange lueur au fond des yeux - celle de l'incompréhension. La situation changea drastiquement dans les moments qui suivirent. La jeune fille restante hurla pour ensuite noyer les deux élémentaires sous un flot de phrases sans aucun sens. Vegeo se tourna vers Ahvock en le regardant d'un air inquiet, puis il reporta son attention vers Roxanne, qui était toujours autant paniquée. C'était incompréhensible.


Il tourna la tête vers la jeune femme tout en soupirant mentalement. Il avait encore du mal avec le tutoiement. Avec Roxanne cependant, il était sans doute préférable d'employer les formules de courtoisie habituelles : elle ne semblait pas dans son état normal. Elle venait de tomber à genoux. Au fur et à mesure qu'il s'avançait, elle reculait - lui donnant la désagréable sensation d'être un prédateur. Elle trébucha soudainement et s'enfonça une fois de plus sous l'eau - qui arrivait globalement à la taille de tout le groupe. Instinctivement il plongea pour se rapprocher plus vite. Étrangement, il avait l'impression que sa vitesse était anormalement grande, peut-être une intervention d'Ahvock ? Après quelques secondes il était proche de la jeune femme. Il plaça sa main gauche dans son dos et s'empara de ses hanches avec sa main droite, pour la soulever et la faire sortir de l'eau. Une fois dehors il la regarda d'un air inquiet puis se retourna vers l'élémentaire d'eau.


Ahvock s'activa et s'occupa de la jeune femme, pendant que Vegeo s'en allait quémander de l'aide auprès du patron des sources chaudes. Au bout d'un long moment de silence, pendant lequel le monde entier ne sembla communiquer qu'avec le regard, une ambulance arriva et embarqua une Roxanne dont la mémoire semblait floue au plus haut degré, à tel point que l'on pouvait se demander si elle était encore elle-même. Dans l'obscurité de la nuit, qui répandait maintenant son ombre vers tous les coins du pays, la lumière bleue des gyrophares lançait une lueur inquiétante sur les visages d'un employeur, d'un employé et d'un client, dont les silhouettes s'éloignaient au fur et à mesure que le véhicule de secours plongeait dans les ténèbres, emportant avec lui une fragile créature vers un destin inconnu.