- Tu veux jouer?, demandait soudain le vampire en montrant sa main peine de cartes.
- C’est du canasta, disait le lycan.
- Je ne sais pas jouer à ce jeu, répliquait sèchement Charles Bates en détournant le regard, préoccupé par le darkness et la possibilité qu’il se manifeste bientôt.
- Très bien, comme tu veux, disait le vampire qui laissait tomber ses cartes sur la table avant de se lever et de s’étirer un peu.
L’homme en habits oranges faisait les cent pas dans sa cellule, anxieux. Il n’était pas du tout satisfait de la situation. La seule personne qui était passé à un doigt de le comprendre avant quitté les lieux depuis longtemps, et la chose en lui bouillonnait d’impatience de se manifester, il le sentait.
- Écoutez, vous devez comprendre que quand mon démon intérieur devient furieux, il est extrêmement difficile de l’arrêter, et que peu importe la dose de médicament qu’elle a prévu pour moi, il vaudrait mieux l’augmenter.
- Tu devrais faire confiance à Mme Doherty. Elle est un peu raide parfois, mais très intelligente, disait Thomas.
- Et elle a toute ton admiration, narguait le vampire en lui donnant des coups de coude dans les côtes.
- Oh arrête avec ça! On avait dis qu’on n’en parlait plus.
Le prisonnier avait la frustrante sensation que ses interlocuteurs ne l’écoutaient pas du tout.
- Mais de quoi est-ce que vous parlez?, demandait Charles ahuri par leur changement si abrupt de sujet.
- Figures-toi donc que ce plouc a eu l’audace de demander à Mme Doherty d’aller prendre un verre après le travail, disait le vampire hilare en donnant une claque dans le dos du lycan.
- Je pouvais pas savoir qu’elle avait déjà quelqu’un, elle parles jamais de sa vie privée!, plaidait le pauvre Thomas.
- Mais ça ne m’intéresse pas! s’indignait Charles. Et j’insiste pour que vous augmentiez la dose de médicament, si ce monstre s’éveille…
Philippe, le vampire, qui ne prêtait aucune attention aux inquiétudes du prisonnier, donnait alors une série de coups de poing rapide sur le bras de son compère, et disait d’une voix saccadée qui allait avec le rythme de ses coups :
- Qu’elle soit prise ne change rien! Comme si elle aurait voulu se taper un plouc mal dégrossi comme toi toute une soirée!
Le lycan, provoqué, attrapait la tête du vampire avec son bras.
- Eh! Qui tu traites de plouc mal dégrossi? On a pas tous la même chance dans la vie. Si j’étais un vampire avec une belle gueule comme la tienne, j’enchaînerais les histoires sans lendemain moi aussi!
Les deux amis continuaient à se chamailler en se lançant des piques et en rigolant. Les espoirs de Charles d’entretenir un dialogue intelligent avec ces deux hommes étaient vains. Ses gardiens ne l’écoutaient plus, et étaient maintenant plongés dans un dialogue creux sans queue ni tête. Il soupirait. « Quelle bande de crétins. », pensa-t-il, ennuyé. Et, justement, un autre être s’ennuyait à mourir. Une douleur glaciale diffusait au creux de son ventre, latente. Il sentait que l’instant arrivait, que cette chose suffoquait à l’idée de devoir rester enfermé entre ces murs pour une durée indéterminée.
« Tu t’ennuies, n’est-ce pas Charles?, murmurait la voix. Moi aussi. Pourquoi ne pas jouer ensemble une dernière fois? Tu m’auras bien servit un temps, je l’admet, mais je t’avais prévenu de ce qui allait arriver si tu te faisait capturer, et cela s’est néanmoins produit. C’est l’heure pour nous de nous séparer maintenant. »
La voix raisonnait dans son crâne de manière grave et feutré, avec le calme et l’assurance d’un dément. Charles Bates était soudain tétanisé, il tremblait. Il devait avertir les gardes.
- Non…!
Les yeux de l’homme, qui étaient bruns clairs, devenaient alors d’un bruns foncés très opaque. La différence n’était pas saisissante, mais elle était bien là. Charles Bates cessait complètement de trembler. Il se tenait plus droit qu’avant, et dégageait une prestance qui était absente de chez lui il n’y avait pas deux minutes.
- T’as dit quelque chose?, demandait Philippe, qui se tournait soudain vers le prisonnier.
Charles Bates affichait alors un large sourire.
- Vous êtes drôles vous deux! Je me demandais si vous vouliez jouer une partie de canasta contre moi.
Les deux gardes se regardaient sans trop comprendre. Mais le darkness avait tout son temps pour convaincre ces deux messieurs et les faire exécuter ses ordres. Il y mettrait tout le temps nécessaire, la nuit était encore jeune.
…
Au Bouken, l’ambiance était lentement en train de dégénérer. Les shooter de vodka s’enfilaient les uns à la suite des autres, les gens avaient chauds et commençaient à avoir du mal à se déplacer sans vaciller. Eleonor était encore presque à jeun. Son métabolisme éliminait l’alcool de son sang à une vitesse étonnante. De toute façon, elle buvait davantage par habitude sociale que par envie de se sentir grisé. D’ailleurs, la jeune personne qui se trouvait devant elle avait piqué son intérêt. Elle ne ressemblait en rien à une cliente régulière de l’endroit, et ne buvait même pas d’alcool. Ceci devait expliquer les regards déçus que lui lançait l’une des serveuses en disant on-ne-sait-trop-quoi au barman. Les clients qui ne boivent pas d’alcool ne font pas faire beaucoup d’argent à l’établissement. D’un autre côté, ils ne saccageaient pas l’endroit et ne brisaient rien, ce qui était, il fallait l’avouer, très positif. La jeune femme ailée avait l’odeur caractéristique des hybrides, Eleonor venait de s’en rendre compte. Cependant elle ne pouvait toujours pas dire à quoi ressemblait son interlocutrice sous sa forme animale. Un oiseau à plumes blanches, sans doute, mais lequel? C’était vers des pensées de ce genre qu’avait lentement dérivé la vampire, après avoir émis son commentaire péjoratif sur l’endroit.
- J'en suis au même point que vous... Je me suis retrouvée ici sans trop savoir pourquoi et si vous n'étiez pas venue à mon aide je serais partie après avoir corrigé ce voyou. Il a eu de la chance que je ne sois pas agressive ou violente et que je maîtrise bien le bluff... Une autre que moi l'aurait égorgé sans tergiverser.
Sur ce point elle avait raison. Bien des gens de ce bar, et surtout lorsqu’ils étaient bien éméché, se jetaient plus facilement dans toute bagarre qui s’offrait à eux, et, lorsqu’ils s’agissaient de vampires, de lycans, voire même d’hybrides qui ne savaient pas mesurer leur force, les perdants se retrouvaient à l’hôpital, et n’en ressortaient pas toujours. Sans compter ceux qui auraient carrément trainés le jeune voleur dehors jusqu’à une ruelle pour mettre fin à ses jours, bien que cela restait plus extrême. Les deux femmes semblaient bien isolés du reste des clients de l’endroit, tous ivres ou presque, qui se beuglaient dans les oreilles pour être entendus, et se chamaillaient les uns les autres comme une bande d’animaux. Elles étaient les seules du bar qui étaient assises tranquilles à une table, à parler doucement et sobrement. Eleonor remarquait cependant que ce soir était différent des autres. Si d’ordinaire l’ambiance était toujours survolté vers ces heures au Bouken, il était rare que les gens soient ivres si tôt et que le ton monte si fort et si rapidement dans l’endroit. La vampire devenait plus alerte face à ce qui se passait autour d’elle pour cette raison. Malgré cela, elle s’était poliment présenté à la jeune hybride, tout en faisant son possible pour continuer à discuter calmement et en faisant en sorte d’être entendu malgré le brouhaha qui les enveloppait.
- Je m'appelle Marina Ferrera. Pourquoi avoir empêché ce second type de s'emparer de mon sac et m'avoir prévenue pour ce jeune homme ? Rien ne vous y obligeait. Qui êtes-vous au juste, Eleonor ?
La question en elle-même était tout naturelle, mais la façon dont elle avait été posée laissait supposé qu’elle était très curieuse de savoir la réponse. Et elle était bien simple : elle avait travaillé ardemment toute sa vie de façon à devenir une personne aussi honnête, altruiste et intelligente que possible, et à faire du monde qu’elle habitait un endroit meilleur. Cependant, répondre ceci sonnerait atrocement prétentieux. La chose la plus appropriée à dire était qu’elle travaillait pour le Cercle, et que c’était son travail de s’assurer que chaque citoyen respectait les règles.
- Moi? Je suis…
C’est alors qu’à nouveau un groupe d’hommes, qui avait beaucoup attiré l’attention tout le long de la soirée, car ils étaient extrêmement bruyant et que deux d’entre eux étaient sortis plus tôt pour aller régler un compte dehors, c’est alors donc que ce groupe s’est à nouveau mis à hurler. L’un beuglait des insultes, mais elles étaient inintelligibles puisque l’homme qui les prononçaient était ivre et avait du mal à articuler. Un autre lui répondait de la même manière, mais un peu plus clairement et un peu moins fort. Les autres prenaient le partie de l’un ou de l’autre des adversaires. On s’excitait, on tremblait, on se poussait les uns les autres, puis, sans crier gare, une voix retentissante déclara, alors que le groupe d’homme cessait brusquement de chahuter :
- Bagarre générale!!!
Et alors survint l’un des moments les plus effrayants et les plus sinistres qu’ait connu le Bouken. Les chaises volaient et éclataient contre les murs et contre les gens, les tables étaient renversées, les pintes de bières étaient jetés sur toute cible mouvante, ou bien renversées par terre, rendant le plancher glissant et faisant tomber les clients dans leur lutte. Dès les premiers instants où Eleonor eut aperçue la scène horrible qui se profilait à l’horizon, elle s’empressa de crier à sa jeune amie :
- Il faut sortir d’ici au plus vite!
Elle saisit le poignet de la jeune femme et, sans lui demander son avis étant donné la situation, l’entrainait aussi vite qu’elle le pouvait hors du lieu. Et la vampire était à ce point agile, rapide et forte, et dans un état de panique tel, que bientôt les deux femmes furent dehors, respirant l’air frais du soir parmi un tas d’autre gens qui avaient réussi à s’enfuir. Eleonor avait arrêté de courir dès lors que les deux jeunes femmes furent hors de porté de la foule effarée qui continuait de sortir à grand rythme de l’établissement en poussant des cris. La vampire remarquait alors qu’elle avait accordée peu d’importance à la sécurité de Marina en la trainant ainsi au travers des projectiles virevoltants et des coups qui jaillissaient de partout.
- Vous allez bien? J’espère que vous n’avez pas été blessé par ma faute.
Elle reprenait lentement son souffle avant d’ajouter :
- J’ai réagit instinctivement, j’ai entendu…
Un coup de fusil retentit alors dans le bar.
- …un coup de fusil?, lançait la vampire, intriguée.
Ces bruits provenaient en fait du barman, qui tenait un glock dans chaque main. Les cris avaient soudainement cessés dans le bar, et, même dehors, les deux femmes pouvaient entendre une voix crier :
- J’ai dit pas de ça dans mon établissement. Il y en a un qui est chargé avec des balles de bois, l’autre avec des balles d’argent. Tout le monde dehors ou je fais feu sur n’importe qui au hasard. J’ai appelé les flics, il y aura bientôt une descen….arrrrgggg!
On entendait des cris plus fort qu’avant, et les plus téméraires, qui étaient restés pour la bagarre, se ruaient en un instant dehors.
- Sauvez-vous! Il y a un lycan à l’intérieur!, criait l’un d’eux.
Sortit alors du bar un homme sous sa forme lupine, qui avait du sang sur le bord de la gueule. Il avait le corps entier scarifié, saignait en divers endroits, et l’un de ses yeux était gravement blessé. Mais il semblait toujours à la recherche de plus sang. Les victimes qui avaient été blessés au cours de la bagarre étaient encore visible de l’endroit où l’homme-loup se trouvait, car ils ne pouvaient plus se déplacer aussi vite, et le fauve se jetait vers l’un d’eux. Ceci jusqu’à ce qu’Eleonor n’intervienne, bien entendu. Elle luttait avec le lycan aussi fort qu’elle le pouvait, mais elle était vampire, et n’avait pas beaucoup d’option. Après à peine quelques secondes d’affrontement, le lycan avait réussit à perforer son flanc avec ses griffes acérées. La vampire tombait par terre, essoufflée. Elle pourrait toujours se sauver au dernier moment, ses blessures guérissaient très vite, et le lycan avançait lentement vers elle, prenant plaisir au combat en ne la blessant que superficiellement. Elle n’était pas en danger de mort. Du moins pas encore.