| par Invité Mer 25 Sep - 7:34
| La nuit était un peu plus avancée et il n'y avait plus personne dans la rue dans laquelle se promenaient les deux vampires. Autour d'eux, c'était la banlieue cossue, les maisons affichant l'opulence scandaleuse, armées de systèmes d'alarme et de chiens de garde, entourées de grandes clôtures de fer forgé qui protégeaient les jardins de visiteurs impromptus et délinquants. Eleonor ne vivait pas dans un coin pauvre de la ville, bien au contraire. La plupart de ses voisins étaient des médecins, des hommes d'affaires, des artistes à l'âme écorchée qui ont connu le succès de leur vivant. Ainsi ne voyait-on pas de voyous rôder, et les quelques rares passants croisés plus tôt avaient maintenant disparus. L'heure était tardive, le soleil s'était couché depuis un long moment, et chacun semblait s'être cloitré dans sa demeure pour la nuit. Eleonor, qui marchait à côté de Néro et l'écoutait attentivement, promenait son regard sur le décor. C'était la ville de tous les extrêmes. Dans le quartier dévasté, les sans-abri brisaient les fenêtres des maisons en ruine l'hiver et y faisaient des feux dans de vieux bidons de métal pour se parer du froid, tandis qu'à peine quelques kilomètres plus loin on se blottissait devant le foyer en regardant la télé, loin, très loin d’être atteint par des problèmes aussi basiques que le manque de chauffage. Dans ce beau quartier donc, Eleonor et Néro s'étaient mis à parler politique. Le vampire avait le profil type de sa race : il avait souffert dans sa vie humaine et cherchait à se venger. Une façon comme une autre de canaliser les envies de meurtre qui sont le leg du vampirisme. Elle apprenait également qu'il était plus vieux qu'elle. Cinq siècles. Et durant tout ce temps il avait perpétré des massacres sans s'arrêter une seule seconde pour réfléchir à d'autres alternatives? Il n'était pas impossible que des tentatives de rédemption aient échoué, bien que ce n’était pas ce qu’il sous-entendait. C'était un comportement commun à bien des représentants de la race. Les vampires avaient une intelligence semblable à l'intelligence humaine, aussi savaient-ils que ce qu'ils faisaient était mal, et pourtant ils continuaient. Pourquoi avait-il fallu à Néro cinq siècles avant se décider à changer, et pourquoi certains ne changeaient-ils jamais? D'où venait cette indifférence à massacrer des humains, et le mépris et la haine de ces mêmes humains lorsqu’ils se massacraient entre eux? Son interlocuteur révélait ses opinions cyniques sur la société, les guerres, et l'humanité. Il avait beaucoup d'expérience, et il suffisait de connaître un peu l'histoire pour se douter que sa vie n'avait probablement pas été pavée que de moments heureux. Eleonor, qui penchait plutôt vers l'espoir d'un lendemain meilleur, et se montrait parfois même presque optimiste, sans jamais l'être tout à fait lorsqu'elle se rappelait de toute la violence présente, particulièrement dans la ville, n'ajoutait cependant rien. Il aurait été trop facile d'entrer dans un débat interminable avec l'homme qu'elle venait à peine de rencontrer, et ils en auraient tout le loisir ultérieurement s’il acceptait sa proposition, mais pour l'instant il était préférable d'éviter les conflits, même si ce n'étaient que des conflits d'idée. Eleonor lui proposerait d'abord d’être son second. Comme elle l'avait déclaré plus tôt, l'important c'était l'intention de faire ce qui est juste, qu'importent les idées sur les moyens à employer pour y parvenir. Si Néro n'avait pas une très haute opinion de la société, peut-être cela le motiverait-il davantage à tenter de la changer?
C'était à ce moment de leur conversation, alors qu'Eleonor était à un cheveu de lui faire sa proposition, qu'ils tombèrent sur l'adresse tant recherchée. Une très grande, très jolie maison. La vampire sortait le portefeuille de sa poche arrière pour vérifier l'adresse sur une des pièces d'identité, et jetait un coup d'oeil par mégarde sur la tranche qui contenait ordinairement les billets. Elle l'élargissait par curiosité pour y découvrir des coupures de 100€, puis remettait le portefeuille à l'homme après lui avoir confié la mission de le restituer à son propriétaire.
- Attends une minute… c’est le guignol que j’ai envoyé par terre tout à l’heure !
Pas même un ''Quoi?'' ne fut prononcé par Eleonor. Elle constatait cependant qu'elle ne connaissait pas toute l'histoire. Qui était ce guignol et pourquoi l’avait-il envoyé au tapis? Pas le temps de lui demander de plus amples explications cependant, car le vampire prenait l'objet perdu et se dirigeait vers la maison.
- J’y vais. Laissez-moi faire et n’intervenez pas à part en cas d’extrême urgence.
- Euh...
Elle ne savait plus trop si c'était une bonne idée de laisser son homologue aller frapper à cette porte. Elle se doutait que Néro puisse avoir au moins entrevu l'homme au portefeuille, puisque lorsque les deux vampires s’étaient confrontés en début de soirée, l’objet était en sa possession, et s'était dit que cela en faisait la personne toute désignée pour aller lui rendre son bien. Mais étant donné les circonstances, elle aurait probablement dû y aller. Pourtant, l'homme avait bien voulu prendre les devants et lui demandait même de ne pas intervenir, ce qui ne lui plaisait pas vraiment. Qu'avait-il l'intention de faire? En même temps, et bien que ce n'était pas prévu, il serait intéressant d'observer son comportement devant un homme qui se montrerait certainement hostile face à lui. C’était dans les situations de ce genre que l’on voyait le mieux le vrai caractère d’une personne. Et à en juger sa tête, Ray Dubois avait l'air d'un criminel, ce qui la laissait supposer qu'il ne serait pas du genre à reculer, même devant un vampire. En même temps, il habitait un quartier où les résidents avaient davantage pour habitude d'appeler la police et de prier pour qu'on ne leur fasse pas de mal si un vampire avec de mauvaises intentions se présentait à leur porte. Son avis mitigé sur l'attitude à adopter avait fait qu'au final, Eleonor était restée en retrait, attendant de voir ce qui allait se produire, avec dans l’idée d’intervenir si les choses dégénéraient. Néro frappait à la porte. Eleonor était dans la rue, mais grâce à son ouïe fine elle entendit l'homme parler.
- Dégage sale monstre !!!
C'était donc la seconde option qui l'emportait : l'homme avait peur. Qu'on vienne le harceler chez lui le poussait techniquement dans ses derniers retranchements, il ne pouvait pas vraiment fuir et cela pouvait le rendre plus violent et imprévisible. La meilleure solution consistait à lui montrer son portefeuille - car l'homme épiait par la fenêtre -, le déposer devant la porte et partir. Eleonor allait faire cette suggestion, mais elle fût devancée par le vampire qui semblait déterminé à gérer la situation tout seul.
- Je sais que ce qui va suivre n’est pas légal, mais aux grands mots les grands remèdes.
- Ne faites rien de stupide s'il vous plaît, dit-elle seulement.
Eleonor n'était toujours pas décidée à se mêler de la situation, elle voulait voir comment Néro allait s'en sortir, et en même temps l'idée qu'il pose un geste illégal rendait son état plus agité, elle était alerte devant ses moindres faits et gestes. De la rue, car elle y était toujours, la vampire percevait une griffe qui s'enfonçait dans la serrure, et un déclic se produisit dans sa mémoire. La nuit avec Catherine et Néro. Néro le vampire allergique à l'eau qui possédait d'immenses et puissantes griffes. Il y avait toujours un léger doute qui subsistait dans son esprit, mais elle était certaine à environ 90% que c'était bien lui.
- Je t’avais dit de dégager ! Maintenant je vais devoir te buter sale enfoiré !!!
Les souvenirs avaient pris d'assaut son esprit un instant, et il fallut qu'elle entende ces mots pour se rendre compte que l'homme braquait un fusil sur le vampire. La carte de membre du club de tir aurait dû les avertir de la possibilité qu'il possède des armes. La situation était en train de dégénérer exactement comme elle le craignait, pourtant la vampire n'était toujours pas décidée à intervenir. C’est qu’elle n'était pas très inquiète pour son homologue. Sauf s'il avait des balles en bois, l'humain ne risquait pas de blesser sérieusement un vampire, surtout s'il avait plus de cinq siècles. En fait, elle s'inquiétait plutôt du comportement qu'allait adopter Néro. La détonation ne se fit pas attendre, ce que les deux vampires auraient dû tenter d'éviter, parce qu'à une heure pareille ça allait rameuter tout le monde. Gardant un air calme, Eleonor voyait par-ci par-là des lumières s'allumer dans les maisons. Il allait à nouveau falloir partir. Est-ce qu'elle tombait sur un mauvais jour où le vampire s'attirait-il toujours des ennuis de la sorte? Il porta tout de même à bien sa mission dans une scène dramatique au cours de laquelle il jeta littéralement le portefeuille au sol, laissait là le pauvre homme terrorisé, le canon de son fusil tordu et son toit troué, et indiquait même à Eleonor de le suivre. Elle n'en croyait pas ses yeux. Ils se retrouvaient dans la même scène que tout à l'heure : des humains inquiets les observaient depuis leurs fenêtres et déjà on avait appelé la police. Ce n'était pas ce qu'on pourrait appeler une mission réussie. Eleonor marchait rapidement, sachant très bien que bientôt de nouvelles voitures, comme plus tôt dans la soirée, allaient débarquer. Un peu irritée de la tournure qu’avaient prise les évènements, elle disait :
- Vous étiez vraiment obligé de le provoquer à tirer? Il aurait suffi de déposer son portefeuille devant la porte et de partir! Ça fait deux fois ce soir que vous rameutez des voitures de police vers nous! Il y a des façons plus discrètes d'agir! Si vous travailliez au Cercle, vous ne pourriez pas agir comme ça!
En fait, certains le faisaient. Tout comme il y avait des policiers qui brutalisaient les criminels sans justifications, le Cercle comptait des membres plus violents qu'il ne serait recommandé pour une telle organisation. Eleonor pensait entre autres à son prédécesseur, dont elle connaissait peu de choses, mais dont le regard sur son portrait, dans la bâtisse où elle travaillait, était empli de haine et de violence. D'ailleurs Néro n'avait probablement pas fait exprès de faire tirer cet homme qui avait les nerfs à vif, il n'avait peut-être simplement pas pensé à l'idée d'Eleonor de laisser le portefeuille dehors et de s'en aller. Le plus important, c'est que malgré les menaces il n'avait pas cédé à la violence - malgré son geste défensif duquel avait résulté un trou dans le toit - et lui avait effectivement rendu son portefeuille. Mais était-ce parce qu'il était devant la représentante des vampires et que cela le poussait à avoir un meilleur comportement qu'il n'aurait eu à l'ordinaire? Elle ne le connaissait pas beaucoup, c’était là le problème. Mais il semblait très intéressé, depuis le début de leur conversation, par le Cercle et ses idées. Les chances qu'il accepte de devenir son second s'en trouvaient multipliées. Depuis le temps qu’elle vivait, Eleonor n’avait jamais vu un vampire rester relativement calme devant un humain qui l’attaquait comme la femme et l’homme l’avait fait cette nuit. En fait, malgré les reproches qu’elle venait de lui faire, il était probablement le vampire le plus apte à occuper un poste au Cercle qu’elle ait rencontré jusqu’à maintenant. Mais avant d’aborder ce sujet, il y avait un détail à régler.
- En même temps vous n'étiez pas des plus mesuré face à Catherine, mais vous m’avez tout de même aidé… Cela fait plus d'un an maintenant si ma mémoire est bonne, vous en souvient-il?
Devant l'air déconcerté du vampire, elle ajoutait :
- Ce sont les griffes. Je me suis rappelé vos griffes. Vous êtes aussi maître du feu et allergique à l'eau. Tout ça, je m'en rappelle maintenant. |
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