Aujourd'hui, le ciel était dominé par le soleil. Dardant ses rayons sur toute la région, il se voulait imposant et tout puissant. D'humeur généreuse, il ne se contentait pas uniquement d'illuminer les alentours : il rendait l'atmosphère lourde grâce à une chaleur étouffante. Il était compliqué de se contenter de quoi que ce soit au niveau des températures depuis quelques temps. Le matin il faisait parfois trop froid, alors que l'après-midi l'air devenait irrespirable. Tout du moins c'était la sensation de l'élémentaire, qui s'était découvert comme étant l'amant d'une seule saison : le Printemps. Mais cette année ce dernier ne semblait pas s'être réellement manifesté, il avait plutôt joué la carte de la discrétion ; ce qui était triste quand on savait qu'il était l'unique saison favorable pour des personnes comme Vegeo. Prenant son mal en patience, il avait attendu, longtemps, très longtemps, que le climat soit médian. Ce qu'il fallait avouer, c'est que la chance n'avait pas été de son côté. En cette journée beaucoup trop chaude pour être vécue agréablement donc, il avait décidé de profiter. Pour une fois il pouvait le faire, il fallait donc s'aérer un peu les idées. Depuis quelques temps et c'était le cas de le dire, il en avait bien besoin. De nouveaux problèmes ne s'étaient pas immiscés dans sa vie ; un nouveau drame n'était pas à compter dans son histoire ; il n'était ni inquiet ni triste - bien au contraire, tout allait bien dans sa vie - mais il avait au ventre une étrange sensation. Cette chose qui travaillait dans sa tête, qui faisait qu'il se sentait par moments sans énergie, c'était l'état de manque. Non, l'élémentaire n'était pas devenu accro à une quelconque drogue. Il faisait attention à sa santé, tentait de s'entretenir un minimum. Le soucis principal était celui-ci : il n'utilisait plus ses pouvoirs depuis plusieurs mois. Il pouvait parfaitement vivre sans - à bien y penser il vivait d'ailleurs plus comme un humain commun que comme un élémentaire - mais cette sensation, ce flux de vie qui parcourait avant ses veines n'existait plus que dans ses souvenirs.
Aussi, comme l'idée d'utiliser ses capacités à nouveau s'était imposée comme une évidence depuis un certain temps déjà, il avait décidé de retourner - pour la première fois depuis plusieurs mois - dans la forêt de l'Avventura. La dernière fois qu'il avait visité l'endroit, c'était en vitesse. Sans prendre le temps de s'imprégner du lieu, il s'était dirigé vers la cabane découverte lors de son isolement, l'été précédent, pour récupérer ce qu'il y avait oublié : une somme d'argent relativement conséquente. C'était la seule fois, depuis l'incident, où ses pas s'étaient dirigés vers les bois verdoyants qui entouraient la ville. Pour ce qui était de la forêt corrompue, c'était une autre affaire. Le lieu de sa naissance - situé au cœur de la forêt sombre - était resté secret, inhabité, sans visiteurs quels qu'ils soient. L'élémentaire lui-même n'était pas revenu, depuis qu'il avait découvert que sa raison d'être n'était plus. C'était encore un autre de ses grands soucis : il ne pouvait remplir son rôle. Sauver la forêt ravagée par les pouvoirs d'Elisabeth n'était pas sans ses cordes. Il ne voyait que quelques solutions pour pouvoir retrouver l'espoir de résoudre son problème. Il devait soit devenir plus fort ; soit trouver d'autres élémentaires avec ses capacités ; soit demander l'aide de personnes ayant des pouvoirs semblables aux Darkness, mais aux effets inverses. Mais Dieu seul savait si pour parvenir à ses fins il ne devait pas réunir toutes les solutions en une seule. Une coalition d'élémentaires et de Lightness aux pouvoirs immenses semblait le seul remède aux maux des bois.
Au matin levant, Vegeo s'était donc dirigé vers la forêt vierge. Le pas rapide et léger, il s'était mis en chemin avec hâte. Il s'était levé tôt, parcourant le sol de la demeure d'Eleonor sans faire le moindre bruit. Le jour était pour elle ce que la nuit était pour lui : le moment du repos. Il avait fermé la porte avec douceur en laissant un petit mot précisant qu'il serait dehors pour la journée. Il aurait besoin de temps pour reprendre pied et une journée complète était ce qu'il fallait pour ça. Pendant toute la matinée donc, alors que le soleil continuait sa course pour atteindre le zénith, l'élémentaire avait recherché ses vieux repères. Posant ses mains sur les troncs des arbres et communiant avec ces derniers, il avait dressé une nouvelle fois la carte des lieux et remarqué chaque changement depuis son départ. Sur quelques sentiers à l'abri des épées lumineuses de l'astre solaire, il s'était arrêté pour alimenter les plantes qui semblaient en avoir besoin. Le gardien des bois était de retour et ses pouvoirs n'étaient pas amoindris par le manque d'utilisation. Satisfait, Vegeo continua de marcher sur les chemins les plus ombrageux, profitant de la fraîcheur de l'air et de la terre.
À un moment incertain de la journée, il arriva à la lisière de la forêt vivante..et se retrouva devant une frontière qui, lentement, sur quelques mètres, marquait littéralement le passage de la vie à la mort. Étonné par le contraste saisissant de l'endroit dans lequel il se trouvait, il s'était arrêté pour tout observer en détail. À sa gauche, une végétation luxuriante et baignée dans la lumière et les couleurs de la vie ; à sa droite, un sentier qui par dégradés passait du vert au moins vert, puis au gris, puis au noir et finalement, à quelques centaines de mètres, aux cendres. Il déglutit. Devait-il retourner aussi dans la forêt sombre ? Après tout, là, quelque part dans ces bois maudits et stériles, existait un lieu qui avait été épargné.
*L'endroit où je suis né...*
Il regarda à sa droite, puis à sa gauche. Ironie du sort : l'endroit le plus vivant n'était pas celui dans lequel il était apparu. Vegeo Natus était né des cendres de la forêt sombre, il était une chose sans nom propre, sans race bien précise, sans destin bien tracé. Lâché comme un animal dans la Nature, il avait dû subir les tourments de la vie quotidienne, sans soutien aucun au tout début. Dieu merci, l'inquisiteur l'avait aidé et surtout,
elle était là. Son existence n'aurait pas eu la même saveur sans Eleonor Doherty. Mais la jeune vampire n'était pas la seule à avoir son importance.
*Elisabeth...*
Même si ses sentiments à son égard semblaient parfois incertains, il savait qu'il ne lui en voulait pas. Au contraire, il ne lui voulait que du bien. L'existence de la démone n'était pas dirigée par la haine du meurtrier mais par celle de la victime. Il y avait bien pensé au cours de ses moments les plus sombres et c'était la seule conclusion à laquelle il était parvenu. Comment allait-elle? Et Natsume? Même s'il avait l'impression d'avoir beaucoup plus communiqué avec la Darkness, il s'inquiétait aussi pour le jeune humain. La souffrance était mutuelle chez ces deux être, orphelins tous les deux d'un être pour les aimer. Il repensa avec un soupçon de nostalgie à leur dernière rencontre, et se dirigea d'un pas résolu vers les zones cendrées des bois corrompus. Ici rien n'était identique. Les arbres ne communiaient plus : ceux avec encore un soupçon de vie se lamentaient ; les autres, coquilles vides jonchant ce qui semblait un champ de bataille abandonné, restaient silencieux, affreusement, horriblement silencieux. Chaque pas sonnait faux alors que les brindilles durcies par le temps craquaient ; chaque prise d'air était un poison pour les poumons de l'élémentaire, qui inspirait parfois les cendres soulevées par ses propres pas. Il toussa un bon coup et continua son chemin. Impossible ici de donner la vie, il était le seul à avoir bénéficié de la clémence du destin. Un véritable miracle que celui de sa propre existence.
*Naître au sein de la demeure de la mort...quelle ironie du sort..* songea Vegeo sur l'instant.
Il avait la nette impression de tourner en rond. Sans aucune possibilité d'utiliser ses pouvoirs pour se repérer, il était aussi fragile et perdu qu'un humain. Mais ce n'était pas la sensation la plus désagréable - après tout il vivait comme un humain depuis bien longtemps. Non, le plus désagréable c'était de continuer son chemin sans rien pouvoir faire pour ce qui l'entourait. L'image était celle d'un soldat trainant le pied au milieu d'un champ de cadavres, où les blessés requérant son aide étaient des centaines. Mal à l'aise, il continua cependant d'avancer : l'envie de retrouver l'endroit dans lequel il était venu au monde ne quittait pas son esprit. Après plusieurs minutes enfin il déboucha sur une ancienne vallée mais, encore une fois la chance n'était pas de son côté : rien de vert dans les environs. Pourtant, au sein de celle-ci quelque chose détonnait. L'élémentaire releva une mèche rebelle puis pencha la tête en avant, pour écarquiller les yeux. Instinctivement, il se cacha ensuite discrètement derrière l'arbre le plus proche, la tête penchée, regardant tout autour de lui. Le comportement inhabituel était dû au fait qu'il savait que l'agitation n'était pas la bonne solution. Au fond de lui pourtant, tout était sans dessus-dessous.
*Un corps..il y a un corps là...*
Là, étendue à même le sol, une personne. Aucun bruit dans les environs. La chaleur étouffante rendait l'ambiance encore plus lourde. Le cœur battant la chamade, il pensa qu'au moins tout risque semblait écarté. Il s'approcha, lentement, de l'inconnu qui était allongé. Ça ne pouvait être qu'un corps. Qui viendrait dans une forêt de ce genre, en plein après-midi, pour profiter du soleil ? C'était la seule explication possible aux yeux de l'élémentaire. Étrangement il n'était pas paniqué - la raison demeurait peut-être dans le fait qu'un corps étendu au sol n'avait rien à voir avec plusieurs corps démembrés reposant dans une marre de sang. Une fois arrivé à proximité de la personne qui se trouvait par terre, il pencha la tête.
*Cette chevelure..on dirait..*
Mais il n'eut pas le temps de faire appel à ses souvenirs récents. D'un coup, l'inconnu ouvrit les yeux et se releva d'un bond, heurtant le menton de Vegeo. Surpris par l'événement - il était sur le point d'ouvrir la bouche, pour pousser un cri d'exclamation - il se mordit la langue. Tout en titubant, il tomba à la renverse et s'étala de tout son plein.
"Nwan de !!!" lâcha-t-il.
Des larmes montèrent subitement, exprimant la douleur du malchanceux. Il se tenait le menton en gigotant - mais était au moins "réconforté" par le fait qu'aucune goutte de sang ne semblait sortir de sa bouche. Au moins sa langue était encore entière. Il se releva à son tour d'un bond, lançant au personnage un regard douloureux.
« Vegeo ? Bon sang mais... Qu'est-ce que tu fais ici ? »
"Na vait mal !!" lança-t-il. "Gnnnnn..."
Des perles d'eau coulant encore le long de ses joues, il regarda Natsume avec l'air d'un enfant qui venait de tomber par terre. Les yeux grands ouverts, remplis de larmes, la mine offusquée. Tout en se rendant compte de l'aspect étrange du jeune homme - étrangement c'était la première fois qu'il le croisait sans qu'Elisabeth ne lui passe par la tête - il se concentrait tout de même plus sur la mobilité réduite de sa langue que sur les bandages. Il secoua avec vigueur sa main droite en levant les yeux au ciel.
*Quelle douleur ! Mais quelle douleur !!*
Après quelques secondes, sentant qu'il pourrait parler à peu près normalement, il s'adressa à Natsume.
"Tu vas bien ? Quelle idée de s'allonger comme ça dans cette partie de la forêt ! Je croyais que tu étais mort !"
Encore un peu sonné, il regardait Natsume d'un œil torve. Le son de sa voix, loin d'être moralisateur, était sincèrement inquiet. Malgré tout, les circonstances faisaient que pour une fois dans sa vie, l'élémentaire mettait une énergie peu habituelle dans ses propos. Après tout, Dieu que ça faisait mal de se mordre la langue, d'autant plus que c'était sa première fois.