La vampire vidait sa tasse de thé d'un trait. Certaines appréhensions lui venaient en tête, la mettait mal à l'aise. Guignant le journal, puis le visage du jeune homme, elle ramenait ses yeux sur sa tasse vide dès qu'il levait son regard sur elle. Quoiqu'elle gardait un air neutre, elle était néanmoins très attentive à chacune des mimiques de l'élémentaire. Qu'allait-il bien pouvoir penser de tout cela? Cela faisait beaucoup d'information en même temps. Des informations qu'elle n'était pas spécialement fière de partager. À ce moment exact, au milieu du lourd silence qui s'était installé dans la pièce, et qui n'était interrompu que par les froissements de papier occasionnels et le tic tac rythmé de l'horloge, Eleonor avait l'impression d'être une enfant qui avait choisi d'aller se dénoncer dès son méfait accompli, et ce, dans l'espoir qu'avec une telle prise de responsabilité, la sanction infligée, ou du moins le jugement qu'on lui porterait, serait moins sévère. En y repensant bien, elle ne s'y était pas prise de la façon la plus habile pour amener le sujet. En fait, la transition avant été carrément brusque. Un mince prélude avait suffi avant qu'elle ne lui balance l'article au visage. Mais, quoique maladroit, son but était louable : jouer carte sur table dès le départ. S'il voulait vivre avec elle, alors elle en serait ravie, mais il devrait d'abord être informé de certains évènements concernant son passé et décider si, oui ou non, il était en mesure de passer par-dessus ce qu'il apprendrait. Dans l'ambiance coite toujours persistante, tandis que l'élémentaire s'évertuait à assimiler chaque mot de chaque colonne, de nouveau la vampire agrippait la poignée de la théière et remplissait sa tasse. Une fois le thé entre ses mains, elle soufflait sur la buée blanchâtre qui s'élevait dans les airs et buvait sans se soucier de la température. Quoiqu'encore brûlant, le breuvage était très bien supporté par les papilles détruites, puis aussitôt réparées de sa bouche, qui retrouvait toutes sensations très rapidement, et ce, peu importe la gravité des brûlures qu'elle s'infligeait. C'était l'avantage d'avoir une guérison accélérée. C'est qu'elle avait l'habitude, acquise dans sa jeunesse, de faire le thé particulièrement bouillant, et de veiller à ce qu'il le reste. Ainsi malgré le temps qui s'était écoulé depuis les retrouvailles de nos deux protagonistes, le thé n'avait à peu près pas baissé de température dans la théière de porcelaine très isolante.
Tandis qu'elle se concentrait sur la sensation de brûlure qui avait assiégé sa bouche - afin de chasser les appréhensions qui lui revenaient sans cesse à l'esprit -, Vegeo de son côté, enfoncé dans le sofa, en était probablement à décider s'il devait fuir pendant qu'il en était encore temps ou lui laisser le bénéfice du doute quant à ses motivations réelles. Alors qu'elle observait le visage de l'élémentaire se colorer de nouveau (elle le mettait donc mal à l'aise à ce point depuis leur petite discussion?) il avait fini par prendre la parole, et clamer que, si elle avait agi ainsi, alors elle devait avoir une raison. De raisons qui puissent justifier de tels actes, il n'y en avait aucune. Ça, elle avait eu beau chercher, la violence ne prenait racine dans aucune réflexion sensée. Mais à quel autre genre de réaction s'attendait-elle de la part du jeune homme? S'attendait-elle réellement à ce qu'il parte de chez elle, dégoûté? Pas vraiment. Au fond, elle n'était pas surprise d'une telle réponse et croyait que, si en réalité il lui tenait rigueur de ses actes, alors il ne le montrerait probablement pas, parce qu'il était d'un naturel trop gentil. En fait, elle l'imaginait mal s'indigner de la conduite de qui que ce soit, même en son for intérieur : de ce côté il semblait plutôt indulgent. Du genre à ne jamais mépriser qui que ce soit, peu importe son comportement. À fournir de l'aide et non du jugement, ce qui, il fallait bien l'admettre, était tout à son honneur. Si tel était son avis sur la question, alors elle pouvait se sentir soulagée un peu. Il lui était passé par la tête l'envie de lui faire savoir combien elle était rassurée qu'il prenne si bien une telle annonce, et il y avait également la phrase récurrente ''
Il avait tenté de massacrer des enfants, c'est pour ça que j'ai dû l'opérer!'' qui de temps à autre revenait, hurlante, dans ses pensées, mais elle ne cherchait pas d'excuses, ni à s'épancher d'une telle façon.
Certes elle avait vu en un laps de temps très court des choses horribles, plus qu'en toute sa carrière, et en avoir un aperçu pouvait aider à mieux la comprendre; la guerre, c'était affreusement laid. À un rythme effréné qui pourtant ne semblait pas avoir de fin, elle avait vu passer sur la table d'opération des gens hurler de désarroi, pleurer, hoqueter, se secouer de spasmes tandis qu'elle les amputait de force, n'ayant pas de meilleure solution. Elle avait vu des femmes violées et battues à mort qu'on lui apportait sans raison claire, comme s'il fallait bien que quelqu'un les déclare morte et les regrettent, parce que personne d'autre n'en avait le temps, et des enfants mutilés gravement, ou encore portés par des adultes couverts des viscères et du sang de leur progéniture, qui espéraient que malgré des blessures si graves, Eleonor puisse y changer quelque chose. Elle n'inversait pas le temps, et pourtant il était arrivé à de nombreuses reprises que les blessés qu'on lui apporte soient déjà morts. Les proches incrédules tremblaient, trépignaient sur place, enfiévrés, brûlant d'espoirs chimériques, presque fous, et, un mort dans les bras, énonçaient des phrases insensées du genre : ''
Oui il a l'air en mal en point, mais vous pouvez certainement faire quelque chose docteur?'' Et il lui fallait bien des mots, bien du temps avant que les illusions ne se brisent, avant que les victimes ne réalisent que, pour le reste de leur vie ils n'auraient plus l'usage de leurs bras, qu'ils seraient pour toujours défigurés de brûlures, ou que la cervelle d'un proche, qui les avait éclaboussés sous la balle d'un fusil, ne pouvait pas être remise en place en ce qui n'était maintenant plus qu'un cadavre sans tête. De son campement, elle entendait les crimes se perpétrer, mais elle était trop occupée à réparer ceux qui avaient déjà eu lieu pour intervenir. C'était frustrant. À certains moments au cours de ces jours pour le moins difficiles à vivre, Eleonor avait souhaité posséder la capacité de se défaire de ses émotions, juste pour cette période. Et, à la conclusion de ces trois jours infernaux, quelque chose en elle avait crié vengeance. Il fallait avoir été là pour comprendre, il fallait avoir été là pour se réjouir que sa santé mentale soit restée si intacte suite à ces évènements. La vampire avait déjà un bel âge au moment où c'était arrivé, et il lui était arrivé de perdre des patients avant cela, mais rien n'avait pu la préparer à ce genre de chose. Cela dit la loi prévoyait des sanctions pour tout crime, peu importe le contexte dans lequel il était survenu. Ainsi, quoique la femme qui l'avait jugé n'avait jamais connu les trois jours sombres, ni toute autre forme de guerre, elle s'en remettait à son jugement, et comprenait très bien que rien ne pouvait justifier ses actes.
Eleonor n'avait jamais parlé ouvertement à qui que ce soit de ce qu'elle avait vu. Comme bien des gens traumatisés, elle s'était contentée de laisser le temps panser ses plaies, et de ne plus y songer. Aujourd'hui elle pouvait survoler plusieurs moments avec un certain détachement. Sans dire qu'elle s'en était parfaitement remise, la vie avait suivi son cours, et elle avait réussi à chasser ces évènements de son quotidien, car le métier qu'elle avait exercé l'obligeait à une certaine résilience, et qu'il fallait bien passer à autre chose. Néanmoins, la réaction de Vegeo lui apportait un fort apaisement. Voilà pourquoi elle avait dit tout bas, lui rendant son sourire :
- Merci.
À ses yeux il n'était pas en mesure de comprendre parfaitement, mais elle appréciait tout de même son absence de rancoeur et d'hostilité. C'est qu'elle ne songeait pas à la naïveté du jeune homme dont, forcément, des gens malhonnêtes avaient dû profiter. De son côté, il avait certainement vécu, lui aussi, de mauvaises expériences. Quoi qu'il en soit, la vampire, soulagée, avait repris le journal et l'avait soigneusement remis à sa place. C'était un souvenir qu'elle conserverait longtemps, car il contenait une morale indéniable; la vengeance, ça ne mène nulle part. Le jeune homme avait alors détourné le regard, et ajouté à son précédent commentaire :
- Et puis..je ne t'en veux pas. Enfin..je veux dire..ne t'inquiètes pas, je t'a
im....je t'apprécie toujours autant, rien n'a changé !
Passé la surprise, qui lui avait fait relever les sourcils, Eleonor observait sans rien dire le jeune homme, manifestement gêné d'une déclaration qui aurait facilement pu passer pour un lapsus linguae s'il avait réagi adéquatement et au bon moment. Elle ne savait pas trop quoi rétorqué, elle-même un peu dérangé, et d'ailleurs n'eut pas le temps de placer le moindre mot, car déjà Vegeo sortait un téléphone portable de sa poche et déclarait qu'il devait annuler le rendez-vous dont il lui avait parlé un peu plus tôt.
- Oui, d'accord. Prends ton temps, disait-elle tandis qu'elle le suivait des yeux, affichant un air qui se voulait placide.
Peut-être parce qu'elle ne voulait pas avoir eu l'air bouche bée, la vampire s'était sentie obligée de répondre quelque chose, même si le message contenait peu de mots, et même s'il était inutile. Et, alors que son interlocuteur s'éloignait vers elle ne savait trop quel coin de sa maison (qui était désormais également la sienne au fond) pour faire son appel, une seule pensée revenait inlassablement à l'esprit d'Eleonor: ''
Il aurait dû ajouter ''bien'' à la fin de je t'aime, et comme ça ce serait passé inaperçu...''
Enfoncée dans son fauteuil, et désormais seule au salon, le silence uniquement perturbé par les quelques mots qui ricocheraient vaguement vers elle depuis le couloir, elle réfléchissait à ce qui venait de se passer tandis que ses doigts, chacun leur tour, de l'index à l'auriculaire, tambourinaient sur le cuire des accoudoirs en cadence rythmée. Qu'allait-elle bien faire de ce qu'elle venait d'entendre? Car quoiqu'un peu longue à la détente pour ce genre de chose, elle n'était pas dupe non plus, et avait bien remarqué les yeux du jeune homme qui la détaillaient de bas en haut lorsqu'elle avait fouillé pour trouver son journal. Elle n'avait alors pas réagi, trop concentrée qu'elle était à faire valoir les preuves accablantes de son manque d'humanité, mais avait gardé l'impression qu'il ne l'observait pas d'une façon tout à fait innocente. Et elle repensait également à sa façon de rougir lorsqu'il la regardait, ce qu'elle avait d'abord interprété comme un malaise : celui de se retrouver face à une personne avec laquelle il venait d'avoir une discussion dérangeante, et de ne pas trop savoir comment se comporter suite à cela. Mais désormais de ces comportements elle déduisait que, à tout le moins, elle plaisait bien au jeune homme. Elle regardait le plafond en souriant légèrement face à cette conjecture. Cela la portait à se demander si ce n'était pas d'avoir parlé d'amour et de sexualité un peu plus tôt qui avait pu lui donner une telle idée. Est-ce que, puisque ces nouveaux sentiments semblaient avoir été déliés par ses enseignements, l'élémentaire ne les dirigeait pas simplement et instinctivement vers la première personne disponible qui puisse les recevoir. En l'occurrence, elle-même. En effet l'apprentissage avait été soudain et très exhaustif pour le temps qui lui avait été alloué, et Vegeo se trouvait peut-être en proie à des sentiments nouveaux qu'il ne comprenait pas parfaitement, et face auxquels il ne savait trop comment réagir.
Elle réalisait soudain qu'elle réfléchissait trop et que, pourquoi pas, l'élémentaire pouvait très bien l'apprécier sans que de telles influences n'aient rien à y voir. De son côté, elle ne savait pas trop comment prendre la nouvelle. Vegeo était, à l'évidence, un ami dont elle appréciait le caractère fondamentalement bon et les quelques ineffables maladresses. Lorsqu'elle y songeait, il avait aussi une présence douce, un sourire désarmant, quelque chose d'un peu câlin… Alors pourquoi se bloquait-elle ainsi? Pourquoi ne pas avoir songé à cela plus tôt? C'est qu'elle s'était toujours inconsciemment découragée de penser au jeune homme en ces termes étant donné leur très grande différence d'âge. La question était tout de même légitime : n'était-il pas trop jeune pour elle et, à l'inverse, n'était-elle pas trop vieille pour lui? N'étaient-ils pas un peu dépareillés tous les deux? Pourtant, il y avait une chose qu'après mûre réflexion elle acceptait bien d'admettre, indépendamment de ses réticences : il était le genre d'homme dont elle pourrait facilement tomber amoureuse et, de toute façon, elle aimerait bien apprendre à le connaître davantage. Les pas résonnaient depuis le couloir. Vegeo avait terminé son entretien et il reprit sa place au salon, tirant Eleonor de ses réflexions sentimentales. Il évitait soigneusement son regard, encore troublé de ce qu'il avait dit plus tôt. ''
Il réagit à ses émotions comme un jeune adolescent'', constatait-elle attendrie. Puisqu'elle sentait que le jeune homme n'oserait probablement pas rompre le silence le premier, elle s'était décidée à poser sa main glacée de vampire sur celle - d'une chaleur et d'une douceur surprenante - de l'élémentaire, afin de réclamer son attention.
- Je sais bien que ce n'est pas ce que tu as voulu dire. Il ne faut pas faire un drame de ce genre de chose...
Elle cherchait une façon de renouer avec le dialogue, et affichait un sourire sympathique. Puis, après un bref moment, avait retiré sa main doucement, étonnée par sa propre audace et, toujours en proie à un silence qu'elle n'appréciait guère, avait fini par proposer:
- Je te ressers un peu de thé?
La tasse du jeune homme était encore au moins au tiers plein, mais qu'importe. Eleonor avait en main la théière, et en tête l'impression qu'elle venait de mettre l'élémentaire mal à l'aise de par son geste, ce qui n'était pas dans ses intentions. Il se produisit alors une chose surprenante. Son regard percuta le sien et, déconcentrée l'espace d'un court instant, alors qu'elle observait son visage avec un air inhabituellement ingénu, comme si elle cherchait à vérifier les pensées qu'elle avait eues plus tôt, elle ne tenu pas compte de l'endroit exact où se situait son poignet. C'est ainsi que le thé ne fut pas versé dans la tasse de Vegeo, mais plutôt sur l'intérieur de sa cuisse. Se doutant de la douleur cuisante qu'avait dû provoquer le contact du brûlant liquide sur sa peau, Eleonor avait réagi à sa gaffe sans trop réfléchir et, à l'aide d'une serviette qu'elle avait sous la main, s'était mise à éponger le liquide en se confondant en excuses (car, comme chacun sait, le thé est un breuvage excessivement tâchant qui doit être nettoyé dans les plus brefs délais…). Pour une fois elle devenait gauche et, sur le coup, avait rougi à son tour de sa maladresse qui ne lui ressemblait pas vraiment. Elle cessa d'éponger, se recula dans son siège et demanda :
- Je suis vraiment désolé... Est-ce que ça va? Ça ne fait pas mal au moins?
- Spoiler:
Et moi j'écris très peu et je tarde tout de même héhé… Je n'ai pas d'excuse, pardon pour le temps de réponse ><