Show Clandestin [Pv Nathan Vernier, Robin Machholt, Esther Shukemuri] (Terminé)

L'information lui était parvenue au détour d'une conversation entre deux autres occupants de la planque. Un concert clandestin organisé au sein même du quartier Marok. Le groupe en question était déjà connu pour avoir tenu des événements similaires par le passé et l'ambiance promettait d'être explosive à en juger par les intéressés. Et quand ils lui avaient proposé de les accompagner, Nathan avait d'abord décliné la proposition. Trop de monde, trop risqué. Sans parler des émotions que réveillerait en lui un tel show. Il n'avait pas envie de se souvenir. Ni de la musique, ni de lui. Pourtant, l'idée ne quitta pas son esprit, ne cessant de tourner et de retourner à l'intérieur de celui. Le soir venu, las de lutter, le garçon avait pris sa décision. Rabattant le haut de sa capuche sur sa tête pour en camoufler les mèches rousses, il prit la décision du lieu où allait se tenir le concert.

Contrairement à ce qu'il aurait imaginé, celui-ci n'était pas organisé dans les sous-sols d'un vieil entrepôt abandonné mais en pleine rue. Pour la discrétion, on repasserait. Nathan regretta immédiatement d'être venu, conscient qu'un tel événement en extérieur attirerait forcément l'attention des forces de l'ordre. Certes, le quartier Marok n'était pas réputé pour sa tranquillité ou même son entente avec la police mais ils n'étaient pas à l'abri d'une descente à la première note de musique. Et pourtant, le roux s'étonna du monde que l'annonce du show avait attiré. Lui-même ne tarda pas à se retrouver prisonnier de la foule, laquelle se resserra brusquement quand les membres du groupe firent enfin leur apparition.

Mauvais présages ? Nathan fronça les sourcils. Il n'était pas habitué à ce genre de groupe. Le sentiment grisant de défier l'autorité en place en organisant un concert sans autorisation préalable était commun à chaque des groupes et spectateurs qui s'y adonnaient. Mais dans ses souvenirs, les musiciens jouaient pour le plaisir, se défouler et faire vibrer la foule, plus que pour faire passer un message, encore moins révolutionnaire. Encore une fois, le garçon réalisa le contraste entre son univers et le reste du monde. Dès lors que la chanteuse entama sa performance, le silence se fit. Puis peu à peu, la clameur gagna la foule à mesure que les paroles s'enchaînaient dans la bouche de la jeune femme.

En fond sonore, la batterie marquait le rythme et le roux ferma un instant les yeux pour se focaliser sur celle-ci. Les autres instruments se joignirent à elle et le tout forma la musique qu'il attendait tant. Un sourire nostalgique vint flotter sur ses lèvres avant que ses paupières ne se soulèvent de nouveau. Son cœur manqua soudain un battement. Là, dans la foule, Axel le dévisageait. Axel était là. Axel l'avait reconnu. Le contact visuel ne dura qu'un instant. Pris de panique, le garçon eut un violent mouvement de recul jusqu'à percuter la personne derrière lui. L'homme grogna et le repoussa en avant, le faisant bousculer le spectateur de devant. Agacé de se voir dérangé, ce dernier se retourna avec la ferme intention de mettre son poing dans la figure du gêneur.

Plus vif, Nathan se baissa de justesse, laissant le coup de poing atteindre l'homme qu'il avait heurté plus tôt. Il n'en fallut pas plus pour que les deux individus commencent à se battre au milieu de la foule. Le reste des spectateurs hésita un instant entre les encourager à qui mieux ou à continuer de suivre le concert. Les choses dégénèrent vraiment quand l'un des combattants vit sa taille doubler pour prendre l'avantage sur son adversaire. Des hurlements retentirent de toutes parts quand il se saisit à deux mains de sa victime, laquelle ne se fit pas prier faire courir des éclairs le long de son corps, dans l'unique but d'électrocuter le géant. Alors que la bagarre était sur le point de dégénérer, les deux pouvoirs furent immédiatement stoppés par des tirs de sérum. L'instant suivant, la foule se retrouva dans un faisceau lumineux éblouissant.

« Police ! Vous êtes en état d'arrestation ! Que personne ne bouge ! »

Loin d'obéir, les spectateurs s'éparpillèrent dans tous les sens, créant un mouvement de panique. Fuyant à qui mieux, chacun faisait son possible pour échapper aux forces de l'ordre, parfaitement conscient que sa simple présence sur les lieux représentait un crime.

La journée était sur le point de toucher à son terme. Le soleil commençait à paresser en penchant vers les montagnes au loin, annonçant qu'il se coucherait probablement dans les deux heures suivantes. Battant le pavé au cours de sa séance de footing quotidienne, Robin Machholt s'était perdu dans ses pensées comme dans son parcours, en écoutant "Happy Together" des Turtles - version de 1967 beaucoup plus agréable selon lui que celle de 2019, remise au goût du jour par My Chemical Romance pour la série The Umbrella Academy. Il avait commencé de chez lui une vingtaine de minutes auparavant et, errant dans sa mémoire en quête de réponses à un problème, n'avait pas remarqué que ses pas l'avaient mené au quartier Marok. S'en rendant compte subitement en constatant l'apparence miteuse des habitations environnantes, il ôta ses écouteurs avant de s'adosser, transpirant, contre le mur le plus proche.

"..."

Regardant autour de lui, il maugréa intérieurement en regrettant de s'être laissé distraire. Il ne se sentait pas spécialement menacé par les habitants de la zone - n'exagérons rien - comme pouvaient l'être certains en Avventura ; il n'avait pas non plus spécialement d'idées reçues sur ceux qui parcouraient ces rues. Simplement il n'était pas à son aise. Le Darkness avait ses manies et ses préférences. Il aimait le calme, il aimait l'ordre, il aimait la propreté et pourtant ici tout semblait s'acharner à vouloir être bruyant, chaotique et dégradé. Ces trois derniers points s'incarnaient parfaitement sous la forme d'un groupe hétéroclite qu'il nota du coin de l’œil, qui venait de s'engager dans une ruelle adjacente. Robin fixa la zone d'un air pensif pendant quelques secondes. Si ses souvenirs étaient exacts - ils l'étaient souvent - dans cette direction ne se trouvaient pas beaucoup de négoces dédiés au divertissement. Mais alors qu'est-ce qu'une "bande de joyeuses crapules tapageuses" (surnom donné aux citoyens du quartier Marok par quelques-unes de ses connaissances) pouvait avoir à faire là-bas ?

"Hum..."

Bien que ce fut peu probable tant le Cercle tenait la ville d'une main de fer, le tricentenaire se demanda si ce petit rassemblement d'humains, visiblement en quête de liberté, ne pouvait pas le mener vers quelque chose ou quelqu'un d'intéressant. Les contacts et les connaissances étaient toujours bonnes à prendre, que ce soit dans son métier comme dans sa vie, au sein du Cercle comme orbitant autour des Rebelles dont il ne connaissait encore aucune figure d'autorité. Se décollant du mur avec une légère impulsion des épaules, il se dirigea vers l'allée en étant mi-curieux (par le fait de découvrir quelque chose) mi-agacé (par l'idée de se retrouver dans un endroit confus à la population désordonnée). Discrètement, il emboîta le pas au petit groupe tout en revenant au problème qui avait éloigné ses pas de son trajet habituel. Il était en effet inquiet. Depuis quelques semaines, les visions reçues lors de ses rituels en Astromancie étaient devenues plus floues, plus sibyllines. Dans une en particulier qui avait tendance à revenir, il se tenait souvent au milieu d'une foule de gens, en transe. Devant-eux une brume épaisse donnait l'impression d'être au milieu des nuages. Elle dissimulait une créature serpentine (était-ce Jörmungandr ou une espèce de dragon, impossible à dire) aux couleurs pourpres, qui s'agitait au son d'une mélodie étrange. La vision continuait et un affrontement entre Thor et un géant de Jötunheim survenait à cause d'un jeune habitant de Muspellheim. Son visage avait particulièrement marqué Robin, par son air tragique ; il avait un visage tendre aux yeux en amande ainsi qu'une chevelure rougeoyante, comme celles des géants de feu des mythes de son pays natal. Tout se terminait à la nuit tombée, sur un dernier élément énigmatique : la lumière surgissait toujours des ténèbres et, lorsque le Darkness se retournait pour mieux en discerner la source, il se retrouvait devant la tête d'une femme aux crocs pointus. Flottant devant un cerisier japonais, dont les fleurs virevoltaient comme pour encercler tous les acteurs de cette étrange scène, elle le fixait d'un regard qui semblait tout autant doux que meurtrier.

"CLING"

Le bruit bloqua net ses pensées. Un des humains devant lui venait de mettre un bon coup de pied dans une boîte de conserve traînant au sol. Se dissimulant dans l'ombre, alors qu'une jeune femme aux nombreux piercings et aux cheveux roses se retournait, Robin en profita pour détailler les lieux. Comme ses souvenirs le lui indiquaient plus tôt, aucun négoce ne se trouvait dans la vaste zone qui se présentait à ses yeux. Tout du moins plus maintenant. Le Centre commercial Rosenwald se tenait fièrement quelques centaines de mètres plus loin et semblait vouloir faire oublier son état actuel. L'Aristocrate se souvenait bien de l'émulsion qui avait entouré le projet et des raisons de son échec. L'entrée, grande ouverte, laissait voir la vieille fontaine centrale entourée d'une scène sur laquelle un groupe de musique se rassemblait. Son regard se posa calmement sur la chanteuse, qui batailla pour récupérer un micro lancé au vol. Il y avait foule et ceux qu'ils suivait venaient de s'y ajouter. Sortant de son coin, le Darkness envisagea de rebrousser chemin.

*Ce n'est qu'une représentation...*

Des bruits de pas se firent entendre dans son dos, rebondissant sur les murs de la ruelle étroite. Faisant quelques pas de côté pour laisser passer les nouveaux arrivants, il ne put s'empêcher d'en détailler un membre. Celui-ci avait une carrure aussi imposante que celle des berserkers d'Odin, une moustache broussailleuse et des sourcils épais. Le Darkness se tint coi. Un concert impliquant un public en transe et la masse de muscles venant de le dépasser, il se demanda s'il n'était pas plus judicieux de rester : sur tous les éléments de ses récentes visions, deux venaient peut-être de se manifester. À contrecœur il décida de suivre les humains et de se faufiler entre les dizaines de personnes déjà regroupées. Quelques instants plus tard il était au milieu de tout ce beau monde. Dansant avec une jeune humaine (pour ne pas attirer les soupçons plus que par plaisir) il observait l’interprète, entre deux tentatives de rapprochement de sa partenaire. Sautant, dansant,chantant, elle enchaînait les poses lascives tandis que ses cheveux mauves rebondissaient sur ses épaules. Pendant qu'une brume artificielle s'enroulait autour des participants, Robin se fit la remarque qu'on avait l'impression d'être au milieu des nuages.

*Les nuages, le géant, cette couleur de cheveux... c'est comme dans la vision... il ne manque que...*

Un hurlement éclata dans la foule tandis que le géant doublait de volume à deux mètres de lui. Les éclairs de Thor ne tardèrent pas à se manifester pour protéger son adversaire, qui venait tout juste d'être empoigné. Soudainement inquiet, le Darkness se retourna. Un faisceau de lumière déchira l'obscurité qui commençait tout juste à s'installer. Protégeant ses yeux il tenta de deviner où se trouvaient la "tête flottante et le cerisier en fleurs", mais impossible de discerner quoi que ce soit.

« Police ! Vous êtes en état d'arrestation ! Que personne ne bouge ! »

Hésitant, il fit demi-tour et regarda la scène. À défaut de trouver tout de suite le sens de sa vision, il pensa à son rôle de Consultant auprès du Protectorat et envisagea pouvoir tirer son épingle du jeu. Il n'était pas impossible que la personne ayant organisé ce spectacle possède quelques contacts. Il pouvait gagner quelque chose à la suivre dans sa fuite. L'interprète était également intrigante : son air familier et ses cheveux mauves voulaient peut-être dire qu'elle était le dragon de sa vision. Il décida de se diriger vers la scène, pour suivre les Mauvais Présages. Luttant contre le courant pour les rejoindre, il percuta un jeune homme par inadvertance et, en se retournant pour le dévisager, s'étonna de le reconnaître sous sa capuche. C'était le jeune "habitant de Muspellheim" au regard triste et aux yeux doux. Il réprima un sourire triste en le voyant puis, suivant son intuition, l'invita d'un mouvement de tête à le suivre, puis il s'élança vers son objectif en le laissant devant son choix. Une fois à l'endroit voulu il nota que le groupe s'était éclipsé, laissant la chanteuse seule devant son destin. Avant qu'elle ne s'inquiète de voir un inconnu monter sur scène, il leva les bras comme pour montrer patte blanche et s'adressa à elle.

"Je connais les rues aux alentours. Ça ne sert à rien de suivre les autres, ils vont se faire prendre."

Il marqua une pause pour faire son effet.

"Si vous tenez à votre liberté, suivez-moi."

Sautant au-dessus du podium pour atterrir derrière la fontaine, il fit quelques pas comme pour s'engouffrer dans le Centre commercial Rosenwald, où personne n'avait idée de se réfugier. Il ne s'inquiétait pas de ne pas trouver une sortie de secours, après tout il connaissait les lieux, c'est lui qui avait manœuvré pour le faire sombrer dans l'oubli quelques décennies plus tôt. Ne doutant pas une seule seconde que le dragon aux couleurs pourpres lui ferait confiance, Robin Machholt souria : son "show clandestin" ne faisait que commencer.

Sans surprise aucune, l'apparition des forces de l'ordre provoqua un mouvement de panique. Ni les spectateurs, ni les membres du groupe ne demandèrent leur reste. Bousculé de part en part, Nathan réfléchit à un moyen de se sortir de cette situation. Mais avant qu'il n'ait le temps de trancher quant à la direction prendre, une bousculade plus forte que les autres lui fit croiser le regard d'un inconnu dans la foule. Voyant l'autre l'inviter à le suivre pour prendre le contre courant de la foule en fuite, le garçon hésita un instant. Son instinct le poussait à suivre la masse mais tandis qu'il gardait son attention rivée sur l'homme en question, les mots de ce dernier adressés à la chanteuse achevèrent de le convaincre. Pour finir en aide à la jeune femme, l'inconnu ne pouvait être qu'un opposant au pouvoir en place. Quel citoyen lambda irait risquer sa liberté pour une trouble-fête ? Nathan eut tôt fait de peser le pour et le contre. Il ne connaissait rien des antécédents de la chanteuse mais lui-même ne pouvait se permettre d'être arrêté.

Prenant à son tour le contre courant de la foule – avec bien plus de difficultés que son prédécesseur de part son gabarit – le rouquin emboîta le pas à ce dernier, aussitôt rejoint par la jeune femme. Contre toutes attentes, l'inconnu s'engouffra dans l'ancien centre commercial. Un dédale de couloirs et de pièces, lieu idéal pour semer de potentiels poursuivants... ou pour se perdre. Mais alors qu'ils pensaient être tirés d'affaire pour le moment, une voix féminine retentit soudain au-dessus d'eux, son écho allant se perdre dans l'immensité du hall du centre commercial. Quand Nathan leva les yeux en direction de la nouvelle venue, le sang déserta son visage. Cet uniforme et cette insigne... Aucun doute possible quant à l'identité de la personne. Sa seule tenue trahissait son appartenance au Protectorat. Et si l'inconnue ne faisait rien pour le cacher, alors elle devait être en mission.

Le sens des propos de leur interlocutrice lui échappa totalement. Qu'elle se présente à eux ou leur annonce leur arrestation... C'était du pareil au même. Le garçon savait ce qui les attendait. Au mieux, un rappel à l'ordre, une amende... Mais surtout, la privation de leur liberté. Du mouvement près de lui sortit Nathan de sa torpeur et son attention se posa sur le dos de la chanteuse qui s'avançait, les mains en l'air. Voilà qu'elle se rendait... Pour les protéger eux ? La démarche le marqua. D'abord l'inconnu dans la foule et maintenant elle. Pourquoi prenaient-ils autant de risques pour venir en aide à des personnes dont ils ne connaissaient pas même le nom ? Et lui dans tout ça ? Qu'avait-il tenté pour les aider ? Les mots de la chanteuse lui firent serrer les poings. De tristesse. De frustration. De colère. Il ne pouvait pas la laisser se sacrifier sans rien faire.

Profitant que la jeune femme occupe l'attention de leur interlocutrice, le rouquin s'accroupit pour ramasser un cailloux qu'il lança en direction de la seconde. L'instant d'après, il se saisissait du poignet de la chanteuse pour l'entraîner à sa suite dans l'un des nombreux couloirs du centre commercial. Sur le moment, il ne réfléchit pas, fonçant tête baissé dans la pénombre. Dire qu'il abandonnait l'homme derrière eux. Le remord le traversa pour disparaître aussi rapidement qu'il était né. Il lui fallait agir, prendre une décision : accepter la reddition ou tenter le tout pour le tout. Par ces mots, la chanteur l'avait touché. Il se reconnaissait dans sa situation et, sans même rien savoir d'elle. Pas le temps de se retourner, de s'expliquer. Simplement courir à perdre haleine. Jusqu'à ce que les poumons brûlent de l'intérieur et que la vision lui échappe. Tournant brusquement au coin d'un couloir, le garçon s'arrêta, à bout de souffle.

« Vous ne pouvez pas... abandonner... » articula-t-il péniblement quand sa respiration le lui permit de nouveau. « Si vous baissez les bras maintenant, vous n'aurez plus jamais l'occasion de chanter... »

Ou même de vous regarder dans un miroir. De renoncer à ce que vous êtes. Lui-même en savait quelque chose. Pendant des mois, il avait essayé. De faire comme si tout était normal. Mais c'était impossible. Comment parvenir à étouffer un tel sentiment ? Pas en ayant la voix tremblante d'émotion...

« On doit trouver une issue. Sauf si vous voulez retourner là-bas ? »

Au final, la décision lui appartenait, même si Nathan ne lui avait pas trop laissé le choix sur le moment, pensant bien faire.

Le Centre commercial Rosenwald. Il n’était pas revenu depuis bien longtemps. Tandis que la chanteuse aux cheveux pourpres et le garçon de « Muspellheim » se bousculaient pour le suivre, le Darkness observait les lieux en les comparant à ses souvenirs. Les allées auparavant bondées et pleines de vie étaient vides et grises. Les déchets jonchaient le sol, lequel était recouvert d’un épais tapis de poussière qui se soulevait à chacun de ses pas. Le plafond de verre n’avait été épargné ni par les éléments ni par le temps. Brisé à plusieurs endroits, il laissait passer les premiers rayons lunaires de la soirée. Sous cette lumière jaunâtre, accompagnée de la pollution lumineuse propre à la zone, les lieux avaient un aspect hors du temps.

Replaçant une de ses mèches de cheveux, Robin se dirigea vers le premier étage, bien décidé à emprunter la sortie de secours dont il se souvenait et qui menait directement vers les toits du quartier Marok. Au bout de quelques minutes passées dans la quiétude et tandis qu’ils approchaient du but, ils se heurtèrent à une silhouette qu’ils ne s’attendaient pas à croiser.

*Le Protectorat…*

Bien entendu. Le contraire eût été trop beau pour être vrai. Tandis que ses compagnons se figeaient, il essaya de prévoir les issues possibles de cette rencontre : s’il tentait de s’échapper il risquait de mettre en danger son lien avec le Cercle ; s’il décidait de livrer ses nouveaux camarades il diminuait drastiquement ses chances d’en apprendre plus sur les Rebelles. Détaillant la jeune femme devant lui en quête de ses armes et atouts, il se fit la remarque que son visage ne lui était pas inconnu. Sans doute leurs routes s’étaient-elles déjà croisées, dans les bureaux des forces de police du Cercle ? Dans tous les cas il ne fut probablement pas le seul à se faire la remarque : un discret signe de la main, accompagnant les premières paroles de leur nouvelle interlocutrice, ne fit planer aucun doute. Ils étaient plus ou moins sur la même longueur d’onde.

Observant sa nonchalance - il en fallait pour garder les mains dans les poches - avec une pointe de curiosité, il haussa un sourcil en se demandant s'il était d'usage, chez les membres du Protectorat, de jouer autant de leur aura de "prédateurs naturels". Le coup de théâtre suivant, au cours duquel la jeune chanteuse et le jeune garçon tentèrent respectivement de se sacrifier et de se dresser face à l'opposante, ne manqua pas également de l'étonner. Le silence plana quelques secondes, tandis qu'un mouton de poussière passait entre le Darkness et la représentante du Protectorat. De loin on aurait pensé le "jeune" homme paralysé par la situation. Il recula de quelques pas et ouvra les bras en signe de paix.

"Jouons au chat et à la souris, voulez-vous ?" lâcha-t-il en lui lançant un regard entendu.

Les murs étaient indiscrets parfois. Il valait mieux jouer ses cartes astucieusement quand on était en territoire supposé hostile. Si la représentante du Protectorat saisissait son signal, elle comprendrait qu'elle allait devoir le traquer comme un de ses ennemis, quitte à en venir aux mains, histoire qu'il puisse sauver les apparences. Il tourna les talons et sprinta en direction des passages tortueux du Centre, revigoré par les ténèbres qui gorgeaient son corps d'une puissance nouvelle. Talonné (pas besoin de se retourner pour le sentir) par sa "collègue" il cavala ainsi pendant quelques minutes en cherchant du regard ses deux futurs compagnons d'infortune. Ses chaussures de sport crissèrent quand il freina entre deux magasins et balaya rapidement les alentours des yeux. Sa respiration se bloqua quand il remarqua qu'ils étaient à deux pas de lui, dans un croisement.

Le bruit des lourdes bottes de sa poursuivante rebondit sur les murs.

Incarnant son rôle de proie, il les regarda effaré avant de reporter sa vision sur le couloir, faisant comprendre que la traqueuse approchait. Derrière eux, un magasin offrait plusieurs cachettes de choix, il en pointa l'entrée.

"Entrez, cachez-vous, je m'occupe d'elle" fit-il en reculant, pour faire en sorte que son opposante se retrouve dos au magasin en arrivant.

Écartant les jambes et remontant les poings, il se planta dans le sol en attente du choc. Quoi de mieux que "combattre le Cercle" et "défendre les opprimés" pour s'attirer les faveurs des partisans des Rebelles. Ceux-ci avaient la langue bien pendue en général. Si les deux individus en étaient, il pouvait peut-être se faire un petit nom. Il respira doucement. Son dernier combat en situation réelle remontait à une centaine d'années, mais il se sentait prêt. Après tout il se maintenait en forme. Il fit craquer ses épaules et se cabra en attente de la jeune femme aux cheveux rougeoyants, qui arrivait à vive allure. Par ailleurs quelque chose interpellait Robin : n'était-ce pas elle la dernière pièce du puzzle ? La tête flottante devant le cerisier en fleurs ?

Les poumons toujours en feu et la respiration sifflante, son regard demeurait porté sur le visage de la jeune femme. A ce stade de leur relation, Nathan ne savait pas ce qu'elle penserait de la situation ou même de son initiative. Si l'inconnue décidait de lui reprocher sa décision hâtive, pire de l'avoir embarquée avec lui sans demander son avis tout en abandonnant le troisième homme derrière eux, alors le rouquin encaisserait les remontrances en silence. Mais avant que son interlocutrice n'ait le temps de lui faire part de son avis, des bruits de pas précipités leur firent tourner la tête tous les deux pour voir surgir leur compagnon d'infortune. Il fut aussi surpris de les croiser qu'eux mêmes l'étaient. La panique sur son visage et dans sa voix ne leur laissa cependant pas l'occasion de réfléchir. Du bruit en écho derrière l'homme ne laissait pas de doutes quant à l'approche de leur poursuivante et déjà, la main de la chanteuse se refermait sur la sienne pour l'entraîner en direction du magasin. Ou plutôt ce qu'il en restait. Vidé de ses vêtements, l'endroit ressemblait davantage à un cimetière de débris en tout genre. Par chance, quelques meubles subsistaient comme celui de la caisse. Avisant celui-ci, le garçon les entraînèrent à son tour et ils purent se cacher derrière.

« Tu as raison. »

La voix, rendue un peu rauque par la course, de la jeune femme lui parvint finalement et Nathan tourna la tête en direction de cette dernière, agréablement surpris de l'entendre partager son avis. Quelque chose dans les explications de son interlocutrice le touchait. Elle avait fait le choix de braver la loi, de se mettre en danger pour vivre sa passion et ses rêves... Et malgré tout, elle continuait de s'inquiéter pour les autres, plus que pour elle-même.

« Si nous ne voulions pas avoir de problèmes, nous ne serions pas venus à votre concert. » commença-t-il, à voix basse.

Ce n'était pas tout à fait la vérité : nul ne cherchait volontairement les ennuis et étant donné la pagaille qu'avait suscité l'arrivée des forces de l'ordre, peu de spectateurs se retrouvaient dans cette catégorie en fin de comptes.

« Ce que je veux dire c'est que nous sommes venus en connaissance de cause. Vous n'êtes pas responsable des conséquences de nos choix. Et du peu que j'ai pu entendre, c'était sympa ! »

A mesure qu'il parlait, le rouquin eut le réflexe de vouloir passer une main sur sa nuque, réalisant soudain qu'il tenait toujours la main de l'inconnue dans la sienne et il la lâcha, un peu rouge. Tendant l'oreille à son tour, il essayait de capter les bruits d'un éventuel combat. Quelque chose le gênait dans toute cette situation.

« Dites... Cette femme... Elle est membre du Protectorat non ? J'ai reconnu son uniforme. »

Une belle question rhétorique que voilà.

« Comment cet homme a-t-il pu lui échapper si facilement et nous rejoindre ? »

Les doutes se multipliaient, à la manière des pièces d'un puzzle qui prendrait lentement forme dans son esprit. Depuis le début, l'homme se comportait étrangement. Il avait été le seul à prendre la foule à contre courant pour se diriger vers la scène, les incitant à le suivre dans le centre commercial abandonné. Dans lequel se trouvait un membre du Protectorat en train de les attendre. Est-ce que toute cette situation n'était pas qu'un grossier coup monté ? Nathan se risqua à jeter un coup d’œil par delà le bord du meuble, dans l'espoir de distinguer quoique ce soit. En vain.

« Vous vous connaissez ? » finit-il par interroger.

Même en admettant que ce fut le cas et que son interlocutrice parviendrait à le convaincre qu'il était tout à fait innocent, ils ne pouvaient plus rien pour l'homme. Contrairement à la chanteuse, il avait eu le choix de se rendre à son tour plutôt que de leur emboîter le pas dans leur fuite. Une voix féminine retentit alors. Celle de leur poursuivante. Son sang ne fit qu'un tour quand elle laissa clairement entendre que les issues étaient surveillées. Évidemment. Ils ne comptaient pas les laisser s'enfuir. Son regard balaya le décor qui s'offrait à lui, jusqu'à remarquer une porte un peu plus loin sur sa droite. Les lettres « réservé au personnel » figurant dessus ne laissait aucun doute quant à l'utilité du local. Et sa mémoire fit le reste.

« J'ai peut-être une idée... J'ai étudié les plans du centre commercial. Sous les fondations du bâtiment, il subsiste un ancien système d'alimentation, fait de couloirs souterrains. Ils ne sont plus utilisés mais ils devraient pouvoir nous conduire dehors. Avec un peu de chance, leurs issues ne seront pas surveillées. »

Ce n'était qu'une théorie. Puisque les issues de secours étaient connues de leurs poursuivants, peut-être n'avaient-ils pas connaissance du dédale souterrain. Mais pour cela, il leur fallait gagner la porte du local technique sans risque de se faire voir par leur poursuivante.

Le membre du Protectorat à sa poursuite venait enfin de le rattraper. Ses deux camarades humains étaient, eux, en sécurité. Tout du moins pour le moment. L'ancien magasin de vêtements, abandonné, ne constituerait pas un abri sur le long terme face aux sens affutés de la jeune femme aux cheveux flamboyants. Tandis que celle-ci s'avançait vers lui en conservant son attitude nonchalante, le Darkness avait décidé de conserver une posture plus défensive. Il pourrait ainsi utiliser ses pouvoirs avec plus de facilité dans les minutes à venir. Méfiant, il se souvenait que son adversaire improvisée conservait un caillou dans sa poche. Si elle le gardait c'était probablement pour l'utiliser, si elle pensait que cette petite pierre pouvait servir, c'est qu'elle pouvait en faire une arme. Comme il s'en doutait elle était, à l'instar des autres membres des forces du Cercle, à ne pas sous-estimer. Les réflexes dont elle avait fait preuve plus tôt, en attrapant le projectile qui la visait, ne laissaient aucun doute quant à sa dangerosité.

"Ne vous faite pas prendre, je m’en voudrais s’il vous arrivait quelque chose."

Alors qu'il se déplaçait doucement devant son opposante, les mots de la jeune humaine lui revinrent en mémoire. Il allait de soi qu'il ferait en sorte que rien ne lui arrive. S'il souhaitait se faire passer pour un sympathisant des Rebelles, il ne comptait pas pour autant jouer au sac de frappe. Son objectif n'était pas de devenir un des nombreux martyrs du quartier Marok. Alors que ses iris abandonnaient leur teinte Hazel pour adopter une teinte rouge, signe qu'il utilisait ses pouvoirs, il tenta de prendre en peu de recul sur la situation. Par quel concours de circonstances en était-il arrivé à se retrouver en combat singulier contre un membre du Protectorat ? Était-il soudain devenu stupide ? Il n'avait rien à faire ici, lui qui n’était ni un espion du Cercle ni un amant des premiers rôles. Certes avoir des contacts au sein des Rebelles pouvait être intéressant, mais une approche par le biais de deux inconnus valait-elle de se mettre au devant de la scène ? Il soupira. Cette vision incompréhensible avait eu raison de son bon sens,en jouant sur sa curiosité. Il ne s'était pas retrouvé dans une position si inconfortable depuis bien longtemps. Il allait devoir faire avec.

Il reporta son attention sur sa partenaire de jeu. Elle venait de sortir sa main de sa poche. Flairant l'attaque, le Darkness plongea son regard dans les couloirs du temps pour en deviner les surprises à venir. Sa capacité n'était pas la plus agréable à utiliser en situation de corps à corps. Dans le feu de l'action beaucoup de paramètres intervenaient en fonction des acteurs en place. En règle générale, plus une personne était rompue aux arts du combat, plus les futurs étaient nombreux. Faire un tri parmi les divers scénarios était déjà compliqué au repos donc le faire en plein affrontement, ou tout pouvait basculer d'une seconde à l'autre, demandait une rigueur hors-norme. Heureusement, il avait eu plusieurs décennies pour développer ce talent. Dans la toile des possibles, une situation revenait plus que les autres.

Le Darkness recula d'un pas et poussa sur une de ses jambes pour partir sur le côté, évitant de justesse le projectile filant vers lui à une vitesse hallucinante.

Un peu plus loin derrière, un horrible bruit de métal retentit. Le minerai venait de s'enfoncer dans une poubelle. Celle-ci vacilla sous l'impact avant de tomber et de rouler sur quelques mètres.

« Une bravade bien inutile… À l’heure qui l’est, tes camarades renégats doivent être entre les mains de mes collègues du Protectorat qui les attendaient bien sagement à l’extérieur… Et toi, tu vas subir une justice sanglante, pour une cause aussi vaine que votre idiote rébellion »

Le Darkness la regarda remettre son gant en silence tout en continuant à scruter attentivement les minutes à venir. Répondait-il ou pas ? Quand il le faisait, son adversaire continuait à palabrer ou lui fonçait-elle dessus sans demander son reste ? S'il décidait d'attaquer en premier comment les événements se dérouleraient-ils ? Il fit un pas en avant.

Peut-être que... ?:

Puis arrêta son mouvement et décida de temporiser. Visiblement, montrer ne serait-ce qu'une once d’agressivité n'était pas dans son intérêt. Il lui fallait plus de temps pour trouver un chemin à emprunter où il ne serait pas vaincu. Pour gagner quelques secondes, il décida de répondre à la raillerie de la jeune femme.

"Une justice sanglante pour... avoir assisté à un concert où deux personnes ne se sont pas tenues ? Le Protectorat en est-il réduit à attaquer les amants du quatrième art pour justifier son salaire ?"

Dans son esprit, les scénarios s'enchaînaient. Dans l'un d'eux il prenait l'avantage mais des renforts arrivaient, dans un autre la jeune femme utilisait son pouvoir et sous l'impact des coups, Robin basculait dans le vide. Dans quelques-uns, les deux jeunes humains décidaient de sortir du magasin pour l'aider, sous l'impulsion de la chanteuse. Un des deux perdait la vie au cours de l'affrontement. Dans ceux qu'il devinait tout juste, ils arrivaient à la mettre hors d'état de nuire.

"À moins que le Cercle, dans sa grande mansuétude, ait décidé que la musique ne soit devenue trop corruptrice pour nos pauvres âmes écervelées ? Soyons sérieux deux minutes, en quoi venir écouter de la musique représente, en quoi que ce soit, un acte de rebéllion ?"

Le Darkness regarda au loin. Aucun renfort n'arrivait. Il jeta un coup d’œil au magasin. Celui-ci demeurait silencieux. Dans presque tous les cas, donner le premier coup se retournait contre lui, alors autant attendre.