Dans la vie, les choses changeaient souvent à une allure incroyable. Les gens évoluaient, les rues prenaient un autre aspect, les pages des livres d'Histoire s'emplissaient de nouvelles lignes. Pourtant, le fond restait toujours le même. Dans les profondeurs de chaque chose en ce monde, il y avait une peinture qui jamais ne perdait ses couleurs, une fresque dont les détails demeuraient sans jamais s'altérer. C'était très souvent observable chez les humains. Un vieil adage existait d'ailleurs qui pouvait donner un aperçu de l'idée :
Chassez le naturel, il revient au galop. Oui, il y avait en chaque personne un naturel prêt à revenir à n'importe quel moment. Et encore une fois, Calions avait la preuve de la véracité du dicton. Sous ses airs de méchante adoptés plus tôt, Amarra restait cette jeune femme qui lisait paisiblement un livre dans la prairie de l'Avventura. C'était en tout cas la sensation qu'il venait d'avoir, alors que soulagée, elle s'était pendue à son cou. Lui-même était heureux de la retrouver. Il tapota donc dans son dos quand elle s'excusa une nouvelle fois, comme pour lui signifier qu'elle n'avait pas besoin de se sentir mal et que maintenant tout allait pour le mieux. Pourtant il savait au fond de lui que la joie serait de courte durée : quand Vegeo trouverait de quoi combler sa vie, lui ne deviendrait qu'un simple souvenir. C'était peut-être la dernière fois qu'il voyait la jeune femme.
*Je ne peux subsister qu'à travers la souffrance de Vegeo. Briser ce pauvre garçon, chaque jour, est la seule solution pour assurer la survie de mon âme et l'empêcher de fusionner.* songea-t-il.
Il ne pouvait bien évidemment pas se résoudre à envisager la chose. Ce n'était pas sa vie, ce n'était pas à lui de la vivre. Son regard devint tout de même plus sombre, car la faiblesse de Vegeo l'obligeait à un nouveau sacrifice : celui de vivre pour s'effacer à nouveau. Mais il ne pouvait pas vraiment lui en vouloir. C'est lui-même qui avait décidé de s'engager vers le monde conscient quand l'élémentaire s'était replié. Les choses étaient ainsi pour l'instant : il était fort, il devait donc protéger celui qui ne l'était pas encore. Néanmoins il ne s'inquiétait pas car au fond de lui, Calions était certain que Vegeo deviendrait quelqu'un. Il avait confiance en lui, mais avait tout de même besoin d'une assurance pour l'instant. Il porta un regard apaisé sur Amarra, alors que celle-ci prenait sa main. Il trouvait triste de la revoir tout en sachant que de nouveaux adieux se profilaient à l'horizon, c'était une personne avec laquelle il se sentait bien. Avant de quitter la pièce avec elle pour la suivre dans son appartement, il jeta un coup d'œil autour de lui. C'était dommage de laisser un tel bazar : le mur était en mauvais état suite au choc, la table était en morceaux, le sol était jonché de papiers divers. Il ne pipa cependant pas mot et laissa ses affaires en plan pour suivre son hôtesse.
Ils prirent les marches pour monter les étages. Lui en profita pour regarder autour de lui, c'était la seconde fois qu'il venait..en quelque sorte. Il comprenait bien pourquoi l'élémentaire se sentait à l'aise dans cet endroit, lui-même aurait probablement passé de nombreuses heures à profiter des odeurs et des histoires des nombreux livres. Ils arrivèrent finalement devant une porte en bois, qui coulissa pour dévoiler la demeure de la jeune femme. Cette dernière lui proposa de s'installer. Il se dirigea donc vers le canapé en promenant son regard un peu partout. En regardant sur sa gauche, il aperçut la porte de la chambre à coucher, seule pièce visitée lors de sa première venue, avant la fameuse union.
*J'ai l'impression que c'est si loin maintenant..* pensa-t-il en passant sa main dans ses cheveux.
Amarra revint quelques instants plus tard, alors que lui était posé tranquillement et que son regard vagabondait pour passer le temps. Il la détailla d'un air curieux : elle avait l'air moins fragile, beaucoup plus sauvage. Ce qui n'était pas pour lui déplaire. Cependant, il n'avait le temps ni de profiter de la beauté de la jeune femme, ni de sa sympathie. Il se recula dans la canapé et lui laissa un peu de place pour qu'elle s'installe à son tour.
"Oui j'ai changé. Désormais je suis une lycan, d'où ma force quelque peu excessive. Mais toi, comment cela se fait-il que tu es ainsi ?"
Il cligna des yeux, l'air étonné. Ses rencontres avec les lycans avaient systématiquement tourné au vinaigre et il avait du mal à imaginer la douce Amarra s'élançant sur un pauvre bougre pour le dévorer. Au fond de lui pourtant, il avait l'impression qu'elle était devenue relativement dangereuse : le naïf Vegeo, après tout, s'était retrouvé plaqué contre un mur avec une violence qui n'était pas à négliger. Pas le temps néanmoins de lui poser plus de questions, car elle aborda tout de suite le sujet de son apparence - c'était
le sujet de conversation inévitable. Il avait entretenu l'espoir fugace de reporter la conversation à plus tard, pour prendre le temps de songer à la bonne manière de lui expliquer, mais le destin et la logique ne semblaient pas vouloir lui laisser ce loisir. Il soupira en détournant son regard de celui de la jeune femme, fixant un point invisible devant lui.
"C'est compliqué..et je dois avouer avoir un peu peur de te le dire.." fit-il en baissant la tête "Ce que je vais te raconter n'est pas facile à entendre, impossible à admettre, mais si tu veux bien écouter mon histoire, si tu veux bien me faire confiance, alors tu finiras peut-être par me croire et c'est très important car tu es, sans le savoir, la seule personne qui puisse comprendre ce que je suis à présent." ajouta-t-il comme un élève récitant son cours.
Il fit une pause puis ajouta en riant d'un air mal à l'aise.
"Je fais un peu de plagiat ! C'est d'un écrivain que je lisais avant - Marc Levy. C'est pathétique à dire comme ça mais..enfin..bon je vais t'expliquer. Juste..je sais que ce sera tentant de m'interrompre mais il faudra me laisser terminer avant de parler, c'est assez compliqué à comprendre.."
Il s'enfonça un peu plus dans le canapé et commença son récit en livrant son expérience des trois jours sombres. Il lui parla de sa cabane dans la forêt vierge ; des lycans l'ayant obligé à fuir, le pourchassant grâce à son odeur jusque dans les rues de l'Avventura ; il lui raconta de ce campement qu'il avait trouvé et des gens hurlant leur souffrance dans les tentes des médecins ; puis il narra la destruction de ce même refuge. Pour terminer, il lui confia avoir accompagné les derniers soupirs de plusieurs personnes, avant de finalement croiser le chemin d'Elisabeth et celui de sa propre mort. Il resta silencieux, conscient de l'absurdité de son récit.
Entre les trois jours sombres et l'année de la naissance de Vegeo, beaucoup de temps était passé. Il continua donc en parlant de sa longue errance en tant que fantôme, et de sa rencontre avec une entité provenant de la forêt qui avait été détruite par les flammes. Il lui fit part de sa décision de lier son esprit à celui de cette entité et du résultat de cette union : un corps nouveau animé de la volonté de sauver les bois, un nouvel individu à part entière.
"Théoriquement, ma conscience et celle de l'entité devaient s'unir pour n'en former qu'une, toute nouvelle et sans aucun rapport avec nous..mais.."
Mais l'élémentaire était trop faible et l'âme instable. Pour tenter de simplifier il donna à Amarra l'exemple de l'huile et du vinaigre : les deux liquides, dans un même récipient, formaient un tout sans pour autant se mélanger, là était le problème. L'huile c'était l'entité, le vinaigre Calions, l'union des deux en une vinaigrette improbable, c'était Vegeo. Il conclut en résumant la vie du nouveau-né : sa naissance violente ; la découverte qu'il était un élémentaire ; son exil dans les bois pour maîtriser ses pouvoirs ; la tentative de meurtre d'une Darkness et un massacre qui le plongea dans la dépression et dans la rue, puis, finalement, le fait que depuis quelques temps Vegeo faisait de son mieux pour remonter la pente, en cherchant un emploi pour conquérir son indépendance (et rembourser l'homme d'église qui l'avait accepté comme
invité).
"Ce Vegeo est une personne à part entière maintenant, normalement je ne devrais pas être en train de te parler, mais sa faiblesse fait qu'il n'est pas encore stable.."
Puis il n'ajouta rien d'autre, en se disant que sa crédibilité était moindre et qu'il passait probablement pour un fou. Dans un éclair de lucidité, il ajouta tout de même une donnée qui peut-être lui accorderait définitivement la confiance de la louve.
"Je ne sais pas si ça aidera à me rendre plus crédible mais..te souviens-tu d'un rêve, fait il y a de nombreux mois ? J'avais demandé à te prévenir par la voie du monde des songes..c'était mon ultime message. C'est pour ça que tu es la seule à pouvoir vraiment me croire : tu as tout vu."