Les ténèbres. Un brouillard dense qui obscurcissait son jugement et ses pensées. Il n’avait plus les idées claires. Doucement, sa conscience émergea, alors que ses sens reprenaient contact avec la réalité et son environnement. Depuis combien de temps avait-il sombré ? Les souvenirs des derniers événements lui revenaient lentement mais sûrement en mémoire. Tout comme cela réveilla une vive douleur dans son nez et ses joues. Sur le moment, il ne crut pas s’être réellement sorti de sa torpeur, à en juger par la pénombre qui l’enveloppait. Où se trouvait-il au juste ? L’extérieur ? Pourquoi ne discernait-il pas les étoiles ou même les lumières blafardes des lampadaires postés ci et là, éclairant faiblement les rues, devenues moins sûres une fois la nuit tombée ? Tout ceci n’avait aucun sens. Le sniper tenta de se remettre de debout, désireux de s’appuyer sur ses mains pour y parvenir. Malheureusement pour lui, il ne fut pas en mesure d’échapper à la position assise toute précaire qu’on lui avait octroyé de force : ses mains étaient attachées dans le dos.
« Qu’est-ce qu-… ?! » gronda-t-il entre ses dents serrées par la douleur.
Les souvenirs refluaient de plus belle. Il se souvint enfin. Une illusion, une courte bataille suivie d’un vol plané, les gifles d’Aline – elle allait le lui payer tiens ! – et puis… Ewen avait ouvert les yeux en entendant le coup de feu. Juste à temps pour voir la silhouette de la jeune fille s’écrouler sur le toit du bâtiment où il se tenait posté quelques instants plus tôt. Comment diable avait-elle fait pour s’y rendre aussi vite ? C’était une caractéristique courante chez les vampires de se téléporter ? Non, c’était ridicule. Il savait pertinemment au fond de lui, que ces derniers étaient naturellement plus rapides que les humains. Ce détail n’aurait pas dû attirer autant son attention. En réalité, la dernière chose dont il se souvenait après cette vision alarmante c’était…
« Yo. T’es réveillé ? Oooh quel regard, j’en ai des frissons tiens ! »
Le regard acier alla se planter dans celui, sanglant, de son interlocuteur. Le sniper reconnut aussitôt ce visage. Ce n’était pas celui du vampire qu’ils avaient tenté de piéger. Mais bien celui du type qui lui avait envoyé personnellement son pied dans la figure au moment où Ewen avait tenté de se remettre debout. Même si ses intentions à cet instant précis n’étaient pas clairement définies entre la fuite et l’assaut – perdu d’avance –, l’autre ne lui avait pas laissé le choix, le replongeant immédiatement dans l’inconscience, cette même inconscience qu’Aline lui avait probablement permis, plutôt que la mort après une telle chute. Et l’autre abruti qui continuait de le toiser avec un sourire arrogant, typique des…vampires ? En était-il un aussi ? Son regard le laissait supposer mais… Le sniper était bien placé pour savoir que dans cette ville, les apparences étaient le plus souvent trompeuses…
« … »
« Tu te demandes où tu es hmm ? Ou alors, où se trouve la donzelle ? Jolie minois hein ? Me demande bien ce qu’elle te trouve pour traîner avec un humain… Artur s’occupe d’elle en ce moment. Mais on n’est pas des monstres, vous tarderez pas à être réunis… »
Le bruit d’une porte qui s’ouvre, péniblement certes, à en juger par le grincement qu’elle émit en pivotant sur ses gonds. Ce qui amena Ewen à s’interroger davantage sur l’endroit où ils se trouvaient désormais. De toutes évidences, la bande de vampires les avaient éloignés du cimetière. Le but n’était pas encore déterminé mais le sniper doutait que ce soit pour les inviter à jouer aux cartes. Pour faire simple : il ignorait leur emplacement, il n’avait plus la moindre arme sur lui qui puisse servir, en plus d’avoir les bras entravés dans son dos, pas vraiment de quoi demeurer optimiste quant à la tournure prochaine de la situation… Cependant, un détail avait visiblement échappé à leurs assaillants : l’oreillette le reliait toujours à Aline où que ce soit cette dernière. Là-dessus, Ewen n’avait aucune certitude. Les propos précédents de son geôlier se voulaient rassurants en théorie seulement, dans la pratique, être réunis prenait parfois une dimension plus tragique qu’heureuse… Et s’ils avaient déjà tué cette gamine à la langue bien pendue ? Un monstre en moins… Alors pourquoi il se surprenait à espérer le contraire ? Et même si la jeune fille était encore en vie, avait-elle toujours cette maudite oreillette sur elle ? Serait-elle en mesure de lui communiquer quelque chose, n’importe quoi, dès lors que son probable bourreau lui tournerait le dos ?
Lorsque la balle en bois avait explosée dans son épaule, Aline avait peu à peu perdu connaissance. Elle avait à peine eu le temps de distinguer le visage du Rebelle, penché sur elle. Elle avait également noté que son déplaisant sourire s’élargissait au fur et à mesure que ses paupières se fermaient.
Ce même visage était toujours là quand Aline reprit connaissance. Douloureusement. Un long sifflement incessant lui déchirait les tympans, tandis que son épaule lui faisait clairement comprendre que personne ne l’avait soigné entre temps. Cette nouvelle vague de souffrance lui donna la brusque envie de sombrer à nouveau dans un sommeil comateux. Elle sentit qu’on relevait son menton d’une main ferme et rugueuse et ce, sans aucune douceur. La demoiselle ne fit même pas l’effort d’entrouvrir les paupières. Secrètement, elle espérait mourir. Mais une violente gifle la tira brutalement de sa torpeur.
« Aller la mioche, le dodo c’est terminé ! »
Elle foudroya l’intéressé du regard. Encore lui ! Ils les avaient bien eu, tient… Apeurée, Aline commença à s’agiter sur sa chaise. L’environnement lui était complètement étranger. C’était salubre, froid et obscur. Un peu comme dans la cave d’une vieille maison ou encore dans une cellule. Une ampoule nue oscillait au plafond et diffusait une lumière crue qui lui blessait les yeux. Andreïev se déplaçait lentement autour d’elle et la fixait d’un regard malsain. C’est à ce moment précis qu’Aline comprit enfin qu’elle avait les mains liées dans le dos. Assise sur une chaise raide, blessée et totalement perdue, la vampire ne faisait clairement pas la fière. Mais où est donc passé Ewen ? Des larmes roulèrent lentement sur ses joues sales alors qu’elle gardé obstinément les yeux baissés ; Aline pleurait en silence sous le regard mauvais de son ravisseur.
« T’inquiète pas, il n’est pas encore mort. »
Et c’était censé la rassurer ? Andreïev essuya d’un revers de main les larmes de la blondinette, ce qui provoqua un vif mouvement de recul chez la détenue. Et elle se mit à trembler comme une feuille. Ce type la terrorisait. Clairement.
« Je te fais peur fillette ? Si t’es gentille, on ne te fera pas de mal. »
On ? Elle aurait dû s’en douter. C’est plus clair maintenant. Tous les potes vampires du rebelle avaient débarqué et les avaient transportés dans leur repère. Ewen, s’il n’était pas mort, ne devait pas être vraiment loin. Du moins, c’est ce qui semblait le plus logique. Peut-être était-il dans la pièce d’à côté… Seulement, Aline se demandait dans quel état il pouvait bien se trouver.
Son drôle de geôlier continuait de l’observer et sans se départir de son sourire, il se plaça derrière elle pour pouvoir passer sa main dans les cheveux blonds de la demoiselle. Les longs cheveux lumineux s’enroulaient au tour des doigts du vampire. Au fil des secondes, Aline transpirait un peu plus. Une grosse boule s’était formée dans sa gorge et ce type lui donnait la nausée. Il tournait autour d’elle comme un animal guette sa proie. Il savourait l’odeur d’effroi qui se dégageait de cette petite vampire.
« Si tu vois ce que je veux dire, bien sûr… »
Un crachat dégoutant lui répondit. Aline avait vraiment bien visé et le visqueux projectile avait atterrit en plein dans la figure du Rebelle.
« Me touche pas, le rouquin ! » cracha-t-elle à nouveau, avec une haine grandissante.
Si Aline n’avait pas peur de la mort, le viol, quant à lui, lui donnait des cauchemars. Elle ne saurait dire pourquoi, mais, pour elle, les sévices sexuels étaient bien pires que la mort.
Le rouquin en question entra étrangement dans une colère noire. Son poing s’abattit violemment sur la figure de la petite insolente -lui éclatant l’arcade sourcilière au passage- qui poussa un hurlement de terreur. Il continua à la rouer de coups et à la violenter jusqu’il s’épuise et que les cris déchirants de la jeune fille se soient mué en un long gémissement douloureux et lancinant.
Ce n’est que lorsqu’il quitta la pièce pour quelques minutes qu’Aline se rappela de l’existence de l’oreillette d’Ewen. Elle était si bien cachée sous l’épaisse chevelure de la demoiselle que le vampire ne l’avait même pas remarquée. C’était son dernier espoir. Sans trop de conviction, Aline murmura :
A présent bien réveillé et conscient de son environnement, le sniper passait rapidement en revue les options qui s’offraient à lui. Leur nombre était en vérité bien limité. Avec les mains liées dans le dos et sans connaître la position exacte de sa partenaire de mission – et plus largement encore, la leur actuellement – Ewen ne voyait pas comment ils pourraient s’en tirer. D’autant plus que même avec ses mouvements réduits, son geôlier ne semblait pas avoir l’intention de le laisser seul une seconde. Pourquoi fallait-il que cette créature, d’ordinaire si hautaine et prompte à mépriser la race humaine, se montre soudain aussi prévenante à son égard ? Pour un peu, le soldat était presque tenté de lui réclamer de l’eau pour voir ce que l’autre allait faire en conséquences. Probablement lui rire au nez dans le meilleur des cas sinon… Non en fait, il ne voulait pas penser à la seconde option, bien trop dégueulasse en soi. La voix d’Aline le fit sursauter bien malgré lui, ce qui lui valut un coup d’œil en biais de la part du vampire. Elle était vivante ? Minute, pourquoi cette nouvelle le réjouissait autant ? Il n’aurait pas dû pester contre le destin que leurs adversaires n’aient pas fait le sale boulot à sa place ? S’entretuer entre monstres n’était-il le plus beau cadeau qu’ils puissent offrir à l’humanité ? Ewen se força à sortir de ses pensées pour tendre l’oreille. De toutes évidences, la jeune fille ne s’adressait pas à lui. Et son geôlier lui avait d’ores et déjà affirmé qu’elle se trouvait présentement en compagnie de leur cible du moment. Le sniper prit sur lui pour demeurer immobile par la suite. Pour que son oreillette se trouve toujours à sa place, lui permettant même d’entendre très distinctivement la voix gracieuse d’Aline, alors ils pouvaient tirer à profit ce bien maigre avantage sur leurs adversaires. Cependant, il se mit à serrer les dents sous la colère en entendant les hurlements de sa partenaire. L’enfoiré ! Le soldat dut même se résoudre à baisser la tête, afin d’être sûr que le vampire ne puisse rien remarquer sur son visage qui pourrait trahir ses pensées. Ce fut un supplice d’entendre le calvaire d’Aline, sans pouvoir exprimer sa colère ou même lui venir en aide. Et la pensée même qu’il envisageait de lui venir en aide ne fit qu’augmenter sa colère. Les plaintes succédèrent bientôt aux hurlements, jusqu’à ce qu’un silence tout relatif emplisse son oreillette. Sur le moment, Ewen crut même qu’elle était morte sous les coups du vampire mais la respiration saccadée de la jeune fille lui parvenait toujours, faiblement. Elle était toujours en vie. Mais pour combien de temps ? Lorsqu’il l’entendit s’adresser à lui cette fois, presque étonnée qu’elle se rappelle de son existence, le sniper ne put s’empêcher de fermer les yeux, essayant de maîtriser sa voix tout en la rendant la plus basse possible.
« Difficile de faire autrement. Tu m’as cassé les oreilles. J’ai bien cru devenir sourd. »
En dépit de ses efforts, le timbre était sec. Il ne mentait pas en prétendant que les hurlements d’Aline dans son oreille n’avaient pas été agréables à entendre, loin de là. Cependant…
« Tu tiens le coup ? »
Son arme de service était entièrement chargée de balles en bois. Presque inoffensives pour un humain, un peu moins pour une sangsue. Et le soldat se rappelait que trop bien la détonation lorsque Artur avait pressé la détente en direction de la jeune fille. Ajouté à cela le passage à tabac, Ewen s’attendait à tout moment à ce que sa partenaire de mission craque. Ce n’était qu’une gamine et elle avait largement plus souffert que lui dans l’histoire jusqu’à présent. Mais avant ça…
« Par le plus grand des hasards, tu ne saurais pas où on est ? Tu étais consciente avant d’arriver ici ? »
Ce salaud avait délaissé Aline quelques minutes, le temps très certainement d’aller fumer une cigarette dehors. Du moins, ailleurs que dans cette petite pièce exiguë. La gamine, quant à elle, semblait plus qu’épuisée. Son visage, cette petite frimousse angélique, n’était plus qu’une plaie sanguinolente. La force de cet Artur était considérable et Aline frissonnait à l’idée d’en faire de nouveau les frais. Tout son corps n’était que douleur et le moindre mouvement était un supplice. Ses frêles poignets étaient peu à peu sciés par la corde rêche avec laquelle on l’avait ligotée. Du sang épais dégoulinait et gouttait tranquillement sur le sol froid. Il lui semblait que jamais elle ne s’en remettrait. L’image de son ancienne amie, Sarah, qu’elle avait rencontrée en 1938 et qui avait perdu la vie en 1943, reflua dans son cerveau embrumé. On ne pouvait pas vraiment dire qu’elle avait été les meilleures amies du monde, mais Aline avait adoré sortir en sa compagnie… Jusqu’à ce qu’elle comprenne que Sarah faisait partie de ces gens qui sabotaient les rails de train et écoutaient Radio Londres, cachés dans la cave de la voisine. Sarah avait été arrêtée et torturée pendant des jours, avant de finir sa vie en avalant une dose de cyanure. Un de ses camarades avait raconté cela à une Aline complètement désœuvrée. Et à cet instant précis, la vampire souhaitait avoir sur elle un équivalent de ces pilules mortelles.
Elle aurait pu gémir pendant des heures si elle n’avait pas considéré ça comme une perte inutile d’énergie. Au-dessus, elle entendait déjà Artur taper ses pieds et donner des ordres à on-ne-sait-qui. Il fallait faire vite pour répondre à Ewen. Aline ne voulait certainement pas risquer d’être découverte en train de communiquer avec son partenaire : la colère de ce voyou rouquin la faisait frémir d’effroi.
« Tu veux ma place peut-être ? » répondit-elle, aussi sèche que lui.
La souffrance et l’humiliation la rendait irritable.
« Tu te soucis de moi maintenant ? » répliqua-t-elle avec froideur.
Elle tenta de se redresser sur sa chaise mais ses côtes fêlées l’en empêchèrent et l’obligèrent à lâcher un gémissement plaintif. Cette nouvelle douleur eut raison de son courage et elle se mit à pleurer toutes les larmes de son corps.
« Je crois qu’on est dans une maison… Je suis dans une pièce qui ressemble à une vieille cave et j’entends des pas au-dessus de moi… Comme s’il y avait plusieurs étages… »
Elle s’arrêta quelques secondes pour reprendre un souffle qui lui manquait. Bouger ses lèvres éclatées était un véritable calvaire.
« Je ne pense pas qu’on soit dans un quartier habité… Ils n’auraient pas pris le risque de se faire repérer par mes cris… »
Les pas se rapprochèrent, tapant fort sur le plancher ; Artur revenait. Aline recommença à trembler comme une feuille, tétanisée. La silhouette du Rebelle se dessina et s’avança vers la jeune fille qui baissait de plus en plus la tête. Le vampire tira une dernière bouffée de sa cigarette qui empestait et torturait les narines de la détenue. Et un nouveau sourire élargit ses lèvres quand il écrasa son mégot fumant sur le dos de la main de la torturée. Aline se remit à hurler tandis que la douleur s’emparait maintenant de toute sa menotte.
A travers ses rires, il la somma de se lever mais voyant que sa requête était vaine, il empoigna la fillette par le col et la mit de force sur ses pieds. Aline hoquetait et suffoquait face à la douleur. Artur la traînait presque derrière lui, toujours fermement accroché à son col. D’ailleurs, la jeune fille n’aurait jamais pu marcher toute seule. Ils montèrent des escaliers sales et bringuebalants. Puis ils passèrent dans un couloir qui sentait cruellement le moisie et finalement le vampire poussa une porte vermoulue. Dans la pièce sombre se trouvait un autre vampire à l’air vicieux et…
« Ewen ! »
Son bourreau poussa la demoiselle vers son coéquipier. Laquelle s’écroula contre lui dans un concert de rires gras.